L’Homme-Marmite

Il y avait un bonhomme qui avait trois filles. Ils tenaient une petite ferme, et ils en vivaient pauvrement. Les filles allaient, tous les jours, travailler aux champs, et leur père, devenu trop vieux, restait à la maison et prenait soin des bestiaux. Mais, il allait tous les jours voir ses filles, aux champs, un moment ou l’autre. Un jour qu’il revenait de les voir, il rencontra en son chemin un beau seigneur bien mis ; il n’y avait qu’une chose à redire : c’est qu’il avait le derrière dans une marmite.
— Bonjour, compère, dit le seigneur au vieillard.
— Et à vous pareillement, Monseigneur, répondit le paysan.
— Voulez-vous me donner une de vos filles en mariage ?
— Oui sûrement, si elles sont contentes.
— Eh bien ! allez leur dire de venir me parler.
Et le bonhomme retourna au champ, et se mit à appeler ses trois filles :
— Marie, Jeanne, Marguerite, accourez vite ! Les jeunes filles accoururent et demandèrent :
— Qu’y a-t-il donc, père ?
— Il y a là-bas, sur la route, un beau seigneur qui veut se marier à une de vous !
Et les jeunes filles de s’empresser à qui arriverait la première. Mais, quand elles virent le seigneur inconnu, avec son derrière dans la marmite :
— C’est ça ! dirent-elles ; et qui donc voudrait d’un pareil mari ?
— Ce ne sera toujours pas moi, dit l’aînée.
— Ni moi, dit la seconde, sa marmite fût-elle d’or !
— Il faut pourtant qu’une de vous trois consente à me prendre, dit le seigneur, ou votre père ne s’en retournera pas en vie à la maison.
— Je vous prendrai, Monseigneur, dit la plus jeune, qui jusqu’alors n’avait pas parlé, car je ne veux pas qu’il arrive de mal à notre père.
Et on fixa tout de suite le jour des noces.
Quand le jour convenu fut arrivé, il vint beaucoup d’invités. Les deux fiancés étaient seuls dans un beau carrosse, pour aller à l’église. Quand la jeune fiancée en descendit, elle était si belle, si parée, que ses parents ne la reconnaissaient pas ; elle était couverte d’or et de perles. Le fiancé descendit aussi ; mais, il avait toujours le derrière dans sa marmite.
Ils pénétrèrent dans l’église, et, arrivés aux balustres du chœur, le fiancé sortit les pieds de sa marmite ; mais son derrière y restait toujours.
Il y eut des noces magnifiques, des festins tous les jours, des jeux et des danses, pendant huit jours.
Au bout de ce temps, le nouveau marié demanda à son beau-père s’il ne connaissait pas son seigneur.
— Non sûrement, je ne le connais pas, répondit-il ; chaque année, à la Saint-Michel, je paie à son receveur, à Guingamp ; mais, lui, je ne l’ai jamais vu.
— Eh bien ! c’est moi qui suis votre seigneur. Je vous donne cette ferme, à vous et à vos deux autres filles, et ne vous inquiétez pas de celle que j’emmène avec moi, car elle ne manquera de rien. Puis, il monta dans son carrosse doré, et partit en emmenant sa femme.
Si le vieux fermier se trouvait dans la gêne, auparavant, à présent, tout allait bien. Aussi, les prétendants ne manquaient pas à ses filles, aux pardons et aux aires-neuves. L’une d’elles se maria, peu après.
— Une de vos sœurs vient de se fiancer, dit un jour l’homme à la marmite à sa femme ; vous irez seule à la noce. On vous demandera de mes nouvelles ; mais, gardez-vous bien de dire que, la nuit, je quitte ma marmite, car, si vous le dites, ce sera pour votre malheur et le mien aussi. Bien qu’absent, si vous le dites, je le saurai tout de suite. Vous irez dans mon carrosse doré, qui sera attelé d’une cavale qui jette le feu par ses narines, et dont le dos ressemble à une lame de couteau ; et c’est sur le dos de cette cavale qu’il vous faudra vous en retourner, si vous révélez mon secret.
La jeune femme promit d’être bien discrète, puis elle monta dans son carrosse doré et se rendit à la noce de sa sœur. Elle était si parée, si belle, qu’il n’y avait là aucune femme qui pût lui être comparée, si bien que toutes étaient jalouses d’elle.
Quand le repas fut terminé, une vieille tante, qui avait bu une petite goutte de trop, vint à elle et lui dit :
— Dieu, ma nièce, comme vous êtes belle et jolie ! Asseyez-vous à côté de moi, pour boire un coup de vin vieux, et parlez-moi de votre ménage. Et votre mari, comment se porte-t-il ?
— Il se porte bien, ma tante, et je vous remercie.
— Et pourquoi donc n’est-il pas venu à la noce ? J’aurais eu bien du plaisir à le revoir et à causer avec lui. Dites-moi, mon enfant, est-ce qu’il ne sort jamais de sa marmite ?
— Non, ma tante, jamais.
— Eh bien ! ma pauvre enfant, je vous plains alors, malgré tout ; avoir un mari qui a toujours le derrière dans une marmite, ce n’est vraiment pas agréable ; mais, la nuit, est-ce qu’il couche aussi avec sa marmite ?
— Oh ! non, la nuit, au moment de se mettre au lit, il en sort.
Et aussitôt voilà la vieille tante d’aller le conter à tout le monde.
Le lendemain matin, arriva un domestique de l’homme à la marmite, qui dit à la jeune femme qu’il fallait revenir à la maison, sur-le-champ ; c’était l’ordre de son mari.
Alors, elle fut saisie de crainte, et se dit à elle-même : — J’ai commis une faute !
Elle suivit le domestique. Quand elle arriva à la porte de la cour, elle s’évanouit, en voyant qu’il n’y avait pas de carrosse, pour la ramener, mais seulement la cavale maigre dont le dos ressemblait à une lame de couteau.
— Montez sur cette cavale, lui dit le domestique.
— Non, je préfère marcher, répondit-elle. Mais, le domestique la mit de force sur la cavale ; puis, ils partirent au galop.
Quand elle arriva au château de son mari, elle fut mal reçue de tout le monde.
— Te voilà donc, charogne, femme du diable ! lui disaient les valets et les servantes ; quand tu seras accouchée (elle était enceinte), tu seras mise à mort comme une chienne !
Le seigneur aussi était bien en colère.
— Ah ! malheureuse femme, langue d’enfer ! lui dit-il. Tu m’as perdu, et tu t’es perdue toi-même ! Je n’avais plus qu’un an à rester dans ma marmite, et à présent, il m’y faudra rester encore six cents ans !
La pauvre femme était désolée et pleurait et criait :
— Ramenez-moi chez mon père !
— Si votre douleur est vraie, dit son mari, et si vous faites exactement ce que je vous dirai, vous pouvez me sauver encore.
— Oh ! demandez ce que vous voudrez, il n’est rien au monde que je ne sois prête à faire pour vous.
— Écoutez-moi bien, alors : il vous faut, à présent, vous mettre toute nue, puis aller vous agenouiller sur les marches de la croix du carrefour. A peine serez-vous là, qu’il pleuvra, il ventera et tonnera, d’une façon effrayante ; mais, n’ayez pas peur et restez, malgré tout, à genoux sur les marches de la croix. Alors, arrivera au galop rouge un cheval blanc, hennissant et faisant grand bruit. Ne vous en effrayez pas : il s’arrêtera un moment auprès de vous. Frappez de la main sur son front et dites : — Seras-tu époux ? Alors, il s’en ira, et un taureau viendra aussitôt, mugissant et faisant un tel vacarme, que la terre en tremblera. Ne vous effrayez pas davantage ; frappez-lui un petit coup sur le front et dites : — Seras-tu frère ? Aussitôt, il partira aussi, et sera remplacé par une vache noire, qui fera plus de bruit et de vacarme que le cheval blanc et le taureau ensemble. Mais, ne vous effrayez toujours pas ; elle s’arrêtera, comme les autres, un moment auprès de vous et vous lui frapperez un petit coup de la main sur le front, en disant : — Seras-tu mère ?
Si vous avez assez de courage pour faire tout cela, alors vous pourrez encore me délivrer, et vous serez sauvée vous-même.
— Je le ferai ! répondit la jeune femme.
Et elle se mit toute nue, elle alla s’agenouiller sur les marches de la croix du carrefour, et, au même moment, la pluie, le vent, le tonnerre, se déchaînèrent et firent rage. C’était effrayant ! Bientôt arriva un cheval blanc, au triple galop, et en hennissant. Il s’arrêta devant la croix : la jeune femme frappa un petit coup avec la main sur son front, et dit : — Seras-tu époux ? Et le cheval partit. Un taureau arriva après lui, avec un vacarme terrible. Il s’arrêta aussi devant la croix, et la jeune femme lui frappa sur le front, en disant : — Seras-tu frère ? et il partit aussitôt.
La pluie, le vent, le tonnerre, les éclairs allaient toujours croissant. La vache noire arriva alors, en beuglant et en faisant un vacarme d’enfer ; la terre en tremblait. — Seras-tu mère ? dit la jeune femme, en lui frappant un petit coup sur le front ; et elle partit aussi, comme le cheval blanc et le taureau.
Alors, la pluie, le vent et le tonnerre cessèrent et le ciel devint clair et serein. Un carrosse doré descendit du ciel, auprès de la jeune femme. Son mari en sortit, lui donna des vêtements pour s’habiller, et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en pleurant de joie.
— Tu nous a délivrés, moi, mon frère et ma mère, s’écria l’homme à la marmite, car le cheval blanc, c’était moi ; le taureau, c’était mon frère, et la vache noire, ma mère ! Tous les trois nous étions retenus sous un charme, depuis bien longtemps ; mais, nos peines sont maintenant terminées, et je n’irai plus dans ma marmite. Mon frère possède un château d’or, et il vous le donne, pour vous remercier de ce que vous avez fait pour nous, et nous y vivrons, à présent, heureux et tranquilles.
Alors, il y eut un beau banquet, vous pouvez bien le croire !
Si j’avais pu m’y trouver aussi, j’aurais mieux soupe, je pense, que je ne le fais à la maison, où j’ai pour régal ordinaire des patates frites avec des pommes de terre (1) !

Conté par Barba Tassel, à Plouaret. — Décembre 1868.

(1) Patates et pommes de terre, c’est la même chose.

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