N’oun-Doaré

Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avaient des dents.

Le marquis de Coat-Squiriou, revenant, un jour, de Morlaix, accompagné d’un domestique, aperçut, couché et dormant dans la douve, au bord de la route, un enfant de quatre ou cinq ans. Il descendit de cheval, éveilla l’enfant, qui dormait, et lui demanda :
— Que fais-tu là, mon enfant ?
— Je ne sais pas, répondit-il.
— Qui est ton père ?
— Je ne sais pas.
— Et ta mère ?
— Je ne sais pas.
— D’où es-tu ?
— Je ne sais pas.
— Quel est ton nom ?
— Je ne sais pas, répondit-il toujours.
Le marquis dit à son domestique de le prendre en croupe sur son cheval, et ils continuèrent leur route vers Coat-Squiriou.
L’enfant fut appelé N’oun Doarè, ce qui signifie en breton : Je ne sais pas.
On l’envoya à l’école, à Carhaix, et il apprenait tout ce qu’on lui enseignait.
Quand il eut vingt ans, le marquis lui dit :
— Te voilà assez instruit, à présent, et tu vas venir avec moi à Coat-Squiriou.
Et il l’emmena à Coat-Squiriou.
Le quinze du mois d’octobre, le marquis et N’oun-Doaré allèrent ensemble à la Foire-Haute, à Morlaix, et descendirent dans le meilleur hôtel de la ville.
— Je suis content de toi, et je veux t’acheter une bonne épée, dit le marquis au jeune homme.
Et ils allèrent ensemble chez un armurier. N’oun-Doaré y examina mainte belle et bonne épée ; mais, aucune ne lui plaisait, et ils s’en allèrent sans avoir rien acheté. En passant devant la boutique d’un marchand de vieilles ferrailles, N’oun-Doaré s’y arrêta, et, remarquant une vieille épée toute rouillée, il la saisit et s’écria :
— Voici l’épée qu’il me faut !
— Comment ! Lui dit le marquis, vois donc dans quel état elle est ! Cela n’est bon à rien.
— Achetez-la-moi comme elle est, je vous prie, et vous verrez plus tard qu’elle est bonne à quelque chose.
Le marquis paya la vieille épée rouillée, qui ne lui coûta pas cher, et N’oun-Doaré l’emporta, tout heureux de son acquisition ; puis, ils retournèrent à Coat-Squiriou.
Le lendemain, N’oun-Doaré, en examinant son épée, découvrit sous la rouille des caractères à demi effacés, mais qu’il parvint pourtant à déchiffrer. Ces caractères disaient : « Je suis l’Invincible ! »
A merveille ! Se dit N’oun-Doaré. Quelque temps après, le marquis lui dit :
— Il faut que je t’achète aussi un cheval.
Et ils se rendirent tous les deux à Morlaix, un jour de foire.
Les voilà en champ de foire. Il y avait là, certes, de beaux chevaux, de Léon, de Tréguier et de Cornouaille. Et pourtant, N’oun-Doaré n’en trouvait aucun à lui convenir, si bien que le soir, après le coucher du soleil, ils quittèrent le champ de foire, sans avoir rien acheté.
Comme ils descendaient la côte de Saint-Nicolas, pour rentrer en ville, ils rencontrèrent un Cornouaillais menant par un licol de chanvre une vieille jument fourbue et maigre comme la jument de la Mort. N’oun-Doaré s’arrêta, la regarda et s’écria :
— Voici la jument qu’il me faut !
— Comment ! Cette rosse ? Mais regarde-la donc ! Lui dit le marquis.
— Oui, c’est bien elle que je veux, et pas une autre ; achetez-la-moi, je vous prie.
Et le marquis acheta la vieille jument à N’oun-Doaré, tout en protestant qu’il avait de singuliers goûts.
Le Cornouaillais, en livrant sa bête, dit à l’oreille de N’oun-Doaré :
— Voyez-vous ces noeuds, au licol de la jument ?
— Oui, répondit-il.
— Eh bien, chaque fois que vous en déferez un, la jument vous transportera immédiatement à quinze cents lieues de l’endroit où vous serez.
— Fort bien, répondit-il.
Pais, N’oun-Doaré et le marquis reprirent le chemin de Coat-Squiriou, avec la vieille jument. Chemin faisant, N’oun-Doaré défit un nœud du licol, et aussitôt la jument et lui furent transportés, à travers l’air, à quinze cents lieues de là. Ils descendirent au centre de Paris (1).
Quelques mois après, le marquis de Coat-Squiriou vint aussi à Paris, et rencontra N’oun-Doaré, par hasard.
— Comment ! Lui demanda-t-il, est-ce qu’il y a longtemps que tu es ici ?
— Mais oui, répondit-il.
— Comment donc y es-tu venu ?
Et il lui raconta comment il était venu si vite à Paris.
Ils allèrent ensemble saluer le roi, dans son palais. Le roi connaissait le marquis de Coat-Squiriou, et leur fit bon accueil.
Une nuit, par un beau clair de lune, N’oun-Doaré alla se promener, seul avec sa vieille jument, hors de la ville. Il remarqua, au pied d’une vieille croix de pierre, dans un carrefour, quelque chose de lumineux. Il s’approcha et reconnut une couronne d’or, garnie de diamants.
— Je vais l’emporter, sous mon manteau, se dit-il.
— Gardez-vous-en bien, ou vous vous en repentirez, dit une voix venue il ne savait d’où. Cette voix, qui était celle de sa jument, se fit entendre jusqu’à trois fois. Il hésita quelque temps et finit par emporter la couronne, sous son manteau.
Le roi lui avait confié le soin d’une partie de ses chevaux, et, la nuit, il éclairait son écurie avec la couronne, dont les diamants brillaient dans l’obscurité. Ses chevaux étaient plus gras et plus beaux que tous ceux que soignaient les autres valets, et le roi l’en avait félicité souvent, de sorte qu’ils étaient jaloux de lui. Il y avait défense expresse d’avoir de la lumière dans les écuries, la nuit, et, comme ils en voyaient toujours dans l’écurie de N’oun-Doaré, ils allèrent le dénoncer au roi. Le roi n’en fit d’abord aucun cas, mais, comme ils renouvelèrent plusieurs fois leur dénonciation, il demanda au marquis de Coat-Squiriou ce qu’il y avait de vrai dans tout cela.
— Je ne sais pas, répondit le marquis, mais je m’informerai auprès de mon domestique.
— C’est ma vieille épée rouillée, répondit N’oun-Doaré, qui luit dans l’obscurité, car c’est une épée fée.
Mais, une nuit, ses ennemis, appliquant leurs yeux au trou de la serrure de son écurie, virent que la lumière qu’ils dénonçaient était produite par une belle couronne d’or placée sur le râtelier des chevaux, et qui éclairait sans brûler. Ils coururent en avertir le roi. Celui-ci, la nuit suivante, guetta le moment où la lumière fit son apparition, et, pénétrant subitement dans l’écurie de N’oun-Doaré, dont il avait une clé, comme de toutes les autres, il s’empara de la couronne, la mit sous son manteau et l’emporta dans sa chambre.
Le lendemain, il convoqua les savants et les magiciens de la capitale, pour lui donner la signification de l’inscription gravée sur la couronne ; mais aucun d’eux n’y comprenait rien.
Un enfant de sept ans, qui se trouvait là par hasard, vit aussi la couronne et dit que c’était celle de la princesse du Bélier d’Or.
Aussitôt, le roi fit appeler N’oun-Doaré, et lui parla de la sorte :
— Il faut que tu m’amènes à la cour la princesse du Bélier d’Or, pour être mon épouse, et, si tu ne me l’amènes pas, il n’y a que la mort pour toi.
Voilà le pauvre N’oun-Doaré bien embarrassé. Il va trouver sa vieille jument, les larmes aux yeux.
— Je sais, lui dit la jument, ce qui cause votre embarras et votre tristesse. Vous rappelez-vous que je vous dis de laisser la couronne d’or où vous la trouvâtes, autrement vous vous en repentiriez, un jour ? Voici ce jour venu. Pourtant, ne vous laissez pas aller au désespoir, car, si vous m’obéissez et faites de point en point ce que je vais vous dire, vous pouvez encore vous tirer de ce mauvais pas. Allez d’abord trouver le roi et demandez-lui de l’avoine et de l’argent pour le voyage.
Le roi donna de l’avoine et de l’argent, et N’oun-Doaré se mit en route avec sa vieille jument.
Ils arrivent au bord de la mer, et y voient un petit poisson resté à sec sur le sable et près de mourir.
— Mettez vite ce poisson à l’eau, dit la jument. N’oun-Doaré obéit, et aussitôt le petit poisson, élevant sa tête au-dessus de l’eau, parla de la sorte :
— Tu m’as sauvé la vie, N’oun-Doaré ; je suis le roi des poissons, et si jamais tu as besoin de mon secours, tu n’auras qu’à m’appeler, au bord de la mer, et j’arriverai aussitôt.
Et il plongea dans l’eau et disparut. Un peu plus loin, ils rencontrèrent un petit oiseau, pris dans des lacs.
— Délivrez cet oiseau, dit encore la jument. Et N’oun-Doaré délivra le petit oiseau, qui dit aussi, avant de s’envoler :
— Merci ! N’oun-Doaré, je te revaudrai ce service ; je suis le roi des oiseaux, et si jamais moi ou les miens pouvons t’être utiles, tu n’auras qu’à m’appeler et j’arriverai aussitôt.
Ils continuèrent leur route, et, comme la jument traversait facilement les fleuves, les montagnes, les forêts et les mers, ils arrivèrent bientôt sous les murs du château du Bélier d’Or. Ils entendirent un vacarme épouvantable à l’intérieur du château, de sorte que N’oun-Doaré n’osait pas y entrer. Près de la porte, il vit un homme attaché à un arbre, par une chaîne de fer, et qui avait autant de cornes sur le corps qu’il y a de jours dans l’année.
— Détachez cet homme et rendez-lui la liberté, dit la jument.
— Je n’ose pas en approcher.
— Ne craignez rien ; il ne vous fera pas de mal. N’oun-Doaré détacha l’homme, qui lui dit :
— Merci ! Je vous revaudrai ce service ; si jamais vous avez besoin de secours, appelez Griffescornu, le roi des démons, et j’arriverai aussitôt.
— Entrez à présent dans le château, dit la jument à N’oun-Doaré, et ne craignez rien ; je resterai à paître ici, dans le bois, où vous me retrouverez, au retour. La maîtresse du château, la princesse du Bélier d’Or, vous fera bon accueil et vous montrera nombre de merveilles de toutes sortes. Vous l’inviterez à vous accompagner dans le bois, pour voir votre jument, qui n’a pas sa pareille au monde, et qui connaît toutes les danses de Basse-Bretagne et des autres pays, que vous lui ferez exécuter sous ses yeux.
N’oun-Doaré se dirige vers la porte du château. Il rencontre une servante, qui va puiser de l’eau à la fontaine du bois, et qui lui demande ce qu’il cherche par là.
— Je voudrais, répond-il, parler à la princesse du Bélier d’Or.
La servante va dire à sa maîtresse qu’un étranger vient d’arriver au château, qui demande à lui parler.
La princesse descend aussitôt de sa chambre et invite N’oun-Doaré à visiter avec elle les merveilles de son château.
Quand il eut tout vu, il invita à son tour la princesse à venir voir sa jument, dans le bois. Elle y consentit, sans difficulté. La jument exécuta devant elle les danses les plus variées, ce qui la divertit beaucoup.
— Montez sur son dos, princesse, lui dit N’oun-Doaré, et elle dansera avec vous fort agréablement.
La princesse, après quelque hésitation, monta sur la jument ; N’oun-Doaré sauta aussitôt à côté d’elle, et aussitôt la jument s’éleva en l’air avec eux et les transporta, en un instant, par-delà la mer.
— Vous m’avez trompée ! S’écriait la princesse ; mais vous n’êtes pas encore au bout de vos épreuves, et avant que j’épouse le vieux roi de France, vous aurez pleuré, plus d’une fois.
Ils arrivèrent promptement à Paris. Dès en arrivant, N’oun-Doaré conduisit la princesse au roi et lui dit, en la lui présentant.
— Sire, voici la princesse du Bélier d’Or. Le roi fut ébloui par sa beauté ; il ne se possédait pas de joie et voulait l’épouser, sur-le-champ. Mais, la princesse demanda qu’on lui rapportât d’abord son anneau, qu’elle avait laissé dans sa chambre, au château du Bélier d’Or.
N’oun-Doaré fut encore chargé par le roi d’aller à la recherche de l’anneau de la princesse. Il s’en revint tout triste vers sa jument.
— Ne vous rappelez-vous pas, lui dit celle-ci, avoir sauvé la vie au roi des oiseaux, qui vous promit de reconnaître ce service, à l’occasion ?
— Je me le rappelle, répondit-il.
— Eh bien, appelez-le à votre secours, c’est le moment.
Et N’oun-Doaré s’écria :
— Roi des oiseaux, venez à mon secours, je vous prie !
Aussitôt, le roi des oiseaux arriva et demanda :
— Qu’y a-t-il pour votre service, N’oun-Doaré ?
— Le roi, dit-il, veut que je lui rapporte, sous peine de la mort, l’anneau de la princesse du Bélier d’Or, qui est resté à son château, dans un cabinet dont elle a perdu la clé.
— Rassurez-vous, dit l’oiseau, l’anneau vous sera rapporté.
Et aussitôt il appela tous les oiseaux connus, chacun par son nom. Ils arrivaient tous, à mesure que leurs noms étaient prononcés ; mais, hélas ! Aucun d’eux n’était assez petit pour pouvoir pénétrer dans le cabinet de la princesse, par le trou de la serrure. Le roitelet seul avait quelque chance d’y réussir ; il fut donc envoyé à la recherche de l’anneau.
Avec beaucoup de mal et en y laissant presque toutes ses plumes, il parvint à s’introduire dans le cabinet, prit l’anneau et l’apporta à Paris.
N’oun-Doaré courut aussitôt le présenter à la princesse.
— A présent, princesse, lui dit alors le roi, vous n’avez sans doute plus de raison de retarder davantage mon bonheur ?
— Il ne me manque plus qu’une chose pour vous satisfaire, sire, mais il me la faut, ou rien ne sera fait, répondit-elle.
— Parlez, princesse, ce que vous demanderez sera fait.
— Eh bien, faites-moi apporter mon château ici, vis-à-vis du vôtre.
— Apporter votre château ici !… Comment voulez-vous ?…
— Il me faut mon château, vous dis-je, ou rien ne sera fait.
Et N’oun-Doaré fut encore chargé d’aviser aux moyens de transporter le château de la princesse, et il se mit en route avec sa jument.
Quand ils arrivèrent sous les murs du château, la jument parla de la sorte :
— Appelez à votre secours le roi des démons, que vous avez délivré de ses chaînes, à notre premier voyage.
Il appela le roi des démons, qui vint et demanda :
— Qu’y a-t-il pour votre service, N’oun-Doaré ?
— Transportez-moi le château de la princesse du Bélier d’Or à Paris, devant celui du roi de France, et tout de suite.
— C’est bien, cela va être fait à l’instant.
Et le roi des démons appela ses sujets, dont il vint toute une armée, et ils déracinèrent le château du rocher sur lequel il se trouvait, l’enlevèrent en l’air et le transportèrent à Paris. N’oun-Doaré et sa jument les suivirent et y arrivèrent aussitôt qu’eux.
Le matin, les Parisiens furent tout étonnés de voir l’éclat du soleil levant sur les dômes d’or du château et crurent à un incendie ; aussi, criait-on de toutes parts : « Au feu ! Au feu !… »
Mais la princesse reconnut facilement son château et se hâta de s’y rendre.
— A présent, princesse, lui dit le roi, il ne vous reste plus qu’à fixer le jour des noces.
— Oui, mais il me faut encore une petite chose avant, répondit-elle.
— Quoi donc, princesse ?
— La clé de mon château, qu’on ne m’a pas rapportée, et sans laquelle je ne puis y entrer.
— J’ai ici des serruriers très habiles, qui vous en feront une nouvelle.
— Non, personne au monde ne peut fabriquer une nouvelle clé capable d’ouvrir la porte de mon château ; il me faut l’ancienne, qui est au fond de la mer.
En se rendant à Paris, comme elle passait pardessus la mer, elle l’avait laissée tomber au fond de l’abîme.
N’oun-Doaré est encore chargé de rapporter à la princesse la clé de son château, et il se remet en route avec sa vieille jument. Arrivé au bord de la mer, il appelle à son secours le roi des poissons. Celui-ci arrive aussitôt et demande :
— Qu’y a-t-il pour votre service, N’oun-Doaré ?
— Il me faut la clé du château de la princesse du Bélier d’Or, que la princesse a jetée à la mer.
— Vous l’aurez, répond le roi.
Et il appela aussitôt tous ses poissons, qui se hâtaient d’accourir, à mesure qu’il prononçait leurs noms ; mais, aucun d’eux n’avait vu la clé du château. Seule, la vieille n’avait pas répondu à l’appel de son nom. Elle finit par arriver aussi, portant dans sa bouche la clé, qui était un diamant d’une très grande valeur. Le roi des poissons la prit et la donna à N’oun-Doaré.
N’oun-Doaré et sa jument retournèrent aussitôt à Paris, heureux et sans souci, cette fois, car ils savaient que c’était leur dernière épreuve.
La princesse ne pouvait plus reculer et temporiser, et le jour du mariage fut fixé.
On se rendit à l’église, en grande pompe et cérémonie, et N’oun-Doaré et sa jument suivaient le cortège et entrèrent aussi dans l’église, au grand étonnement et grand scandale de tout le monde. Mais, quand la cérémonie fut terminée, la peau de la jument tomba à terre et laissa voir une princesse, d’une beauté merveilleuse, qui présenta la main à N’oun-Doaré, en disant :
— Je suis la fille du roi de Tartarie ; venez avec moi dans mon pays, N’oun-Doaré, et nous nous y marierons ensemble.
Et N’oun-Doaré et la fille du roi de Tartarie, laissant le roi et la société tout ébahis, partirent ensemble, et, depuis, je n’ai pas eu de leurs nouvelles.

Conté par Vincent Coat, ouvrier de la manufacture des tabacs de Morlaix, avril 1874.

(1) Le sentiment des distances manquait un peu au conteur.

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