La Princesse Troïol

(1)

Bez’ a zo brema pell amzer,
Pa ho devoa dennt ar ier.

Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avaient des dents.

Un jeune seigneur, ayant perdu son père et sa mère, demeurait avec sa marâtre. Celle-ci, comme il arrive trop souvent, n’aimait pas le fils que son mari avait eu d’une première femme, et elle lui rendait la vie dure. L’enfant, parvenu à l’âge de quinze ou seize ans, quitta un jour sa marâtre et partit, à l’aventure. Il se nommait Fanch.
« Arrive que pourra, se disait-il en lui-même, je ne serai jamais plus mal que chez ma marâtre. »
Et le voilà parti devant sa tête, — comme on dit.
Il va, il va ; il loge dans les fermes, où la nuit le surprend ; parfois même, il couche à la belle étoile. Mais, quoi qu’il en soit, il ne regrette pas la maison de sa marâtre.
Un jour, vers le coucher du soleil, il se trouva devant un beau château. La porte de la cour était ouverte, et il entra. Il ne vit personne. Il aperçut une autre porte ouverte, et il entra encore et se trouva dans une cuisine. Personne encore. Mais, un instant après, une chèvre arriva. La chèvre lui fit signe de la suivre. Il la suivit et se trouva dans un beau jardin. La chèvre, alors, lui parla de la sorte :
— Si vous voulez rester ici, il ne vous manquera rien, seulement, il vous faudra passer trois nuits dans une chambre que je vous montrerai.
— Comment, ici les bêtes parlent donc ? demanda le jeune homme, étonné.
— Je n’ai pas été toujours sous la forme que vous me voyez présentement, répondit la chèvre ; je suis retenue ici sous un charme, et tous mes parents y sont comme moi, mais sous d’autres formes. Si vous voulez faire exactement tout ce que je vous dirai, vous me délivrerez, moi et tous les miens, et, plus tard, vous n’aurez pas lieu de vous en repentir.
— Dites-moi ce qu’il me faudra faire, pour vous délivrer, et, si je le puis, je le ferai.
— Vous n’aurez rien autre chose à faire que coucher trois nuits de suite dans une chambre du château, et ne pas prononcer un seul mot, ni même pousser une plainte, quoi que vous puissiez voir ou entendre, et quoi que l’on puisse vous faire.
— Je veux toujours essayer. Quand l’heure de souper fut venue, on servit à manger et à boire à Fanch, dans une belle salle ; mais, ce qui l’étonnait le plus, c’est qu’il ne voyait que deux mains, qui posaient les plats sur la table, et pas de corps ! Quand il eut mangé et bu son content, une main prit encore un chandelier avec une lumière, et lui fit signe de la suivre. Il suivit la main et la lumière, et on le conduisit dans une chambre où il y avait un lit. La main déposa la lumière sur une table, et puis disparut, et pas un mot.
Fanch n’était pas peureux ; pourtant, tout cela lui paraissait bien singulier.
Il se coucha, et s’endormit sans tarder. Vers minuit, il entendit un grand bruit, dans sa chambre, qui le réveilla.
— Jouons aux boules, disaient des voix.
— Non, jouons à un autre jeu, disaient d’autres voix.
Et il regardait de son mieux, et ne voyait rien.
— Bah ! Bah ! dit une voix, occupons-nous d’abord de celui qui est là, dans le lit.
— Il y a donc quelqu’un dans le lit ?
— Certainement, venez voir.
Et ils tirèrent le pauvre Fanch hors du lit et se le jetèrent de l’un à l’autre, comme une balle. Mais, ils avaient beau faire, Fanch ne soufflait mot et faisait toujours semblant de dormir.
— Il ne se réveillera donc pas ? dit une voix.
— Attends, attends, dit une autre voix, je saurai bien le réveiller, moi.
Et il le lança si violemment contre la muraille, qu’il s’y colla comme une pomme cuite. Puis, ils s’en allèrent, en riant bruyamment.
Aussitôt, entra dans la chambre la chèvre que Fanch avait vue en arrivant au château ; mais, sa tête était celle d’une belle femme.
— Pauvre garçon ! dit-elle, comme tu as souffert !
Et elle se mit à le frotter avec un onguent qu’elle avait, et à mesure qu’elle frottait, la vie revenait dans son corps, si bien qu’il finit par se retrouver aussi vivant et aussi bien portant que jamais.
— Tout s’est bien passé, pour cette fois, lui dit alors la chèvre-femme ; mais, la nuit prochaine, l’épreuve sera plus pénible. Gardez toujours le silence le plus absolu, quoi qu’il puisse vous arriver, et, plus tard, vous en serez récompensé.
— Je ferai mon possible, répondit Fanch. Et la chèvre partit.
Fanch déjeuna et dîna bien, toujours servi par des mains sans corps ; il passa la journée à se promener par le château et les jardins, sans voir personne, et, après le souper, la même main saisit un chandelier et le conduisit à la même chambre. Cette fois, il se cacha sous le matelas du lit.
— Peut-être ne me trouveront-ils pas ici, se disait-il en lui-même.
Vers minuit, il entendit encore le même vacarme que la nuit précédente.
— Je sens l’odeur de chrétien ! dit une voix.
— Et d’où diable ? dit une autre voix ; tu vois bien qu’il n’y a personne dans le lit ; joue donc, et ne nous parle plus de chrétien.
Et il se mit à jouer aux cartes. Mais, soudain, la même voix cria encore :
— Je vous le répète, camarades, je sens l’odeur de chrétien !
Et il défit le lit et découvrit le pauvre Fanch.
— Quand je vous le disais ! Comment, tu vis encore, ver de terre ? Attends, nous allons en finir avec toi !
Et ils l’écartelèrent ; puis, ils partirent, en riant bruyamment.
Aussitôt la chèvre arriva encore dans la chambre, et, cette fois, elle était femme jusqu’à la ceinture.
— Ah ! Pauvre garçon, dit-elle, dans quel état je te retrouve !
Elle rapprocha les morceaux les uns des autres, et se mit à les frotter avec son onguent.
Et peu à peu, les morceaux se rejoignaient, le corps se reconstituait, et bientôt il se retrouva complet et plein de vie.
— La troisième nuit, lui dit alors la femme-chèvre, sera la plus terrible. Mais, armez-vous de courage, et, si vous la passez aussi heureusement que les deux autres, vos peines seront finies, et les miennes aussi, ainsi que celles de tous ceux qui sont retenus ici avec moi.
— Je ne pense pas qu’il puisse m’arriver pis que d’être tué, comme je l’ai été déjà, deux fois, répondit Fanch.
La troisième nuit, pour abréger, il se rendit encore à la même chambre, après souper, et se cacha, cette fois, sous le lit.
Vers minuit, arrivèrent les mêmes personnages ; et ils se remirent à jouer.
— Je sens encore l’odeur de chrétien ! dit soudain une voix. Est-ce que ce ver de terre ne serait pas encore mort ?
Et ils défirent le lit ; mais, ils n’y trouvèrent rien. Ils regardèrent alors dessous :
— Le voici ! Le voici !
Et on le retira, par les pieds, de dessous le lit.
— Il faut en finir avec lui, cette fois ! Se dirent-ils. Qu’en ferons-nous ?
— Il faut le cuire, et puis le manger.
— C’est cela ! Crièrent-ils tous à la fois.
On fit un grand feu dans la cheminée, on mit le pauvre Fanch tout nu, on le suspendit au-dessus du feu, et, quand il fut bien rôti, ils le mangèrent, jusqu’au dernier morceau, même les os.
Quand le festin fut terminé, ils s’en allèrent, et aussitôt une femme très belle entra dans la chambre, une princesse magnifique, et rien de la chèvre, cette fois.
— Hélas ! dit-elle, j’ai grand’peur qu’ils n’en aient pas laissé le moindre morceau,
Et elle se mit à chercher, d’abord sur la table, puis sous la table. Elle ne trouvait rien. A force de chercher, elle finit, pourtant, par découvrir un fragment d’os de la tête.
— Dieu soit loué ! s’écria-t-elle, tout n’est pas encore perdu !
Et elle se mit à frotter l’os, avec son onguent. Et, à mesure qu’elle le frottait, il grandissait, il grandissait, il se garnissait de chair, chaque membre revenait à sa place, tant et si bien que, peu à peu, le corps entier se reconstitua et se retrouva aussi vivant et aussi sain que jamais.
— Holà ! s’écria alors la princesse, tout va bien ! Maintenant, les géants (ou les démons) n’ont plus aucun pouvoir ni sur moi ni sur les miens, et tout ce qui est ici vous appartient, Fanch, jusqu’à moi-même !
Aussitôt on vit arriver, de tous les côtés, une foule de gens de tout rang et de toute condition, des princes, des princesses, des ducs, des barons, des gens du commun, qui tous étaient retenus enchantés dans ce château. Il en sortait de partout, et ils remerciaient celui qui les avait délivrés, puis ils partaient, chacun pour son pays.
— Partons aussi, dit Fanch à la princesse ; allons chez votre père.
— Pas encore, répondit-elle ; il nous faut séjourner encore trois jours ici, et, pendant ces trois jours, vous devrez rester sans manger ni boire, complètement à jeun, jusqu’au coup de neuf heures, chaque matin. Si vous buvez ou mangez la moindre chose, avant cette heure, vous vous endormirez aussitôt, et ne me reverrez plus. Tous les matins, je viendrai vous voir, à midi, et alors vous pourrez manger et boire. Vous m’attendrez, assis sur la pierre de la fontaine, dans le bois, et aussitôt le premier coup de midi, je me trouverai près de vous. Mais, prenez bien garde de manger ou de boire, avant cette heure.
Quand elle eut prononcé ces paroles, elle disparut.
Le lendemain matin, longtemps avant midi, fanch, accompagné d’un domestique, attendait la Princesse, assis sur la pierre de la fontaine. Il n’avait encore rien mangé, ni bu, et il avait faim. Comme il attendait ainsi, il vit venir à lui une petite vieille femme ayant au bras un panier rempli de prunes.
— Bonjour à vous, jeune seigneur, lui dit la vieille.
— A vous pareillement, grand’mère.
— Acceptez une prune de moi.
— Merci, je n’aime pas les prunes.
— Une seulement, pour les goûter ; cela ne coûte rien ; voyez, comme elles sont belles !
Il prit une prune. Mais, aussitôt qu’il l’eut portée à sa bouche, il s’endormit. Midi sonna, eu ce moment, et la princesse parut.
— Hélas ! Il dort ! dit-elle, en le voyant.
— Oui, dit son domestique ; une petite vieille est venue offrir une prune à mon maître, et dès qu’il l’a portée à sa bouche, il s’est endormi.
— Eh bien ! Quand il se réveillera, donnez-lui ce mouchoir, pour qu’il se souvienne de moi.
Et elle donna un mouchoir blanc au domestique, puis elle s’éleva en l’air et disparut. Fanch se réveilla en ce moment, et il put l’apercevoir, un instant. Elle était toute blanche, comme uni ange.
— Je m’étais endormi ! Se dit-il, il faut que demain je me surveille mieux.
Le lendemain matin, comme il était encore assis sur la pierre de la fontaine, avec son domestique, la même petite vieille vint à lui, ayant au bras un panier de figues.
— Acceptez une figue de moi, mon beau seigneur ; voyez, comme elles sont belles !
Fanch accepta encore une figue de la vieille. Il la mangea, et s’endormit aussitôt.
Au coup de midi, la princesse arriva auprès de la fontaine.
— Hélas ! Il dort encore ! s’écria-t-elle, avec douleur.
— Oui, dit le domestique ; la petite vieille est encore venue, et elle a donné une figue à mon maître, et aussitôt qu’il l’a mangée, il s’est endormi.
— Voilà un mouchoir gris, que vous lui donnerez, quand il se réveillera, pour qu’il se souvienne de moi.
Et elle s’éleva encore en l’air, en gémissant.
Fanch se réveilla, au môme moment, et il la vit encore qui montait vers le ciel. Cette fois, elle portait une robe grise.
— Mon Dieu, dit-il, je m’étais encore endormi ! Et qu’est-ce qui me fait donc dormir de la sorte ?
— Je pense, mon maître, — dit son domestique, — que ce sont les fruits que vous donne la petite vieille qui vous font dormir ainsi.
— Bah ! Ce ne peut pas être cela ; mais, demain, je me surveillerai mieux et ferai en sorte de ne pas m’endormir.
Le domestique lui donna le second mouchoir, qui était gris, comme il lui avait donné le premier, qui était blanc.
Le lendemain matin, comme ils attendaient encore, auprès de la fontaine, la petite vieille arriva aussi et, cette fois, elle avait au bras un panier rempli de belles oranges.
— Acceptez une orange de moi, mon beau seigneur, dit-elle à Fanch ; voyez comme elles sont belles !
Le domestique avait bien envie de dire à son maître de ne pas accepter ; mais, il n’osa pas, et Fanch prit une orange, la mangea et s’endormit encore. Midi sonna au môme moment, et la princesse arriva ; le voyant encore endormi, elle poussa un cri de douleur, et dit :
— Ah ! Le malheureux, il dort encore !
— C’est la petite vieille qui en est cause, dit le domestique. Elle est encore venue, et a offert une orange à mon maître, qui l’a acceptée et mangée, et aussitôt il s’est endormi.
— Voici un troisième mouchoir, que vous lui donnerez, quand il se réveillera, et vous lui ferez mes derniers adieux, car, hélas ! Je ne le reverrai plus.
Et elle s’éleva encore vers le ciel, en poussant une plainte touchante.
Fanch se réveilla à l’instant, et vit le bas de sa robe et ses pieds. O douleur ! Cette fois elle était toute noire. Noir était aussi le troisième mouchoir qu’elle avait laissé à son domestique, pour lui être remis.
— Hélas ! Je m’étais encore endormi ! s’écria-t-il, avec douleur.
— Oui, malheureusement, mon pauvre maître. La princesse, avant de disparaître, m’a laissé, pour vous le remettre, ce troisième mouchoir, et elle m’a recommandé de vous faire ses adieux, car vous ne la reverrez plus.
Grande fut la douleur de Fanch, en apprenant cela. Il pleurait et s’arrachait les cheveux, et criait :
— Si ! Si ! Je la reverrai encore, car je ne cesserai de la chercher partout, et de marcher, nuit et jour, jusqu’à ce que je l’aie retrouvée !
Et il se mit sur-le-champ en route, n’emportant, pour toute provision, qu’une miche de pain.
Vers le soir, il s’assit sur le gazon, au bord de route, pour se reposer et manger un morceau. Une petite vieille vint à passer, en ce moment, qui lui dit :
— Bon appétit, mon fils.
— Merci, grand’mère. Si vous voulez faire comme moi, je partagerai avec vous volontiers.
— Mille bénédictions, mon fils ! Voici dix-huit cents ans que je suis par ici, et jamais personne ne m’avait encore offert du pain.
Et elle s’empressa d’accepter sa part du frugal repas de Fanch, puis elle lui dit : — Pour vous remercier, mon fils, voici une serviette que je vous donne et qui pourra vous être utile. Quand vous éprouverez le besoin de manger ou de boire, étendez-la par terre, ou sur une table, suivant le lieu où vous vous trouverez, et aussitôt tout ce que vous souhaiterez vous sera servi dessus. Voici encore une baguette blanche, pour voyager, et, à chaque coup que vous en frapperez sur la terre, vous ferez cent lieues.
— Ah ! bien oui, tu vas, peut-être, manger un cousin à toi, qui est venu me voir, et qui a apporté un bœuf rôti pour chacun de vous ; ne les vois-tu pas là ?
Alors, la vieille fit sortir Fanch du coffre, et son cousin et lui se trouvèrent, vite, bons amis.
Bientôt on entendit encore un grand bruit, dans la cheminée, et : hou ! hou ! hou ! hou ! Et le second fils de la vieille, ou le second vent, (car c’était la mère des vents), descendit, et voyant Fanch :
— Un chrétien ! s’écria-t-il, je veux le manger, à l’instant !
— Je voudrais bien voir ! Lui dit la vieille ; un cousin à vous, qui est venu me voir, et qui a apporté un bœuf rôti pour chacun de vous ! Asseyez-vous là, près du feu, et soyez sage, ou gare à mon bâton !
Et il s’assit sur un escabeau, près du feu, en face de son frère, et ne dit plus mot.
Un moment après, on entendit encore un vacarme épouvantable. Les arbres craquaient et volaient en éclats, autour de la hutte : c’était effrayant !
— Voici mon fils aîné qui vient ! dit la vieille.
Et il descendit par la cheminée et balaya tout le feu du foyer jusqu’au bas de la maison. Il criait :
— J’ai grand’faim ! Ma pauvre mère ; j’ai grand’ faim !
— C’est bien ; taisez-vous, le souper est prêt.
Mais, quand il aperçut Fanch :
— Un chrétien ! s’écria-t-il ; et il allait se précipiter sur lui, et l’avaler. Mais, la vieille prit un jeune ormeau qu’elle avait arraché, dans son jardin, et se mit à le battre, à tour de bras :
— Ah ! tu veux manger ton cousin, le fils de ma sœur, un enfant charmant, qui est venu me voir, et qui a apporté un bœuf et une barrique de vin pour chacun de vous ! Et tu crois que je le souffrirai ?
Et elle frappait, elle frappait sans pitié ; et le grand vent criait :
— Doucement, ma pauvre mère ; ne frappez pas si fort ; je ne ferai pas de mal à notre cousin, puisqu’il a apporté un bœuf et une barrique de vin pour chacun de nous !
Alors la vieille cessa de frapper, et ils se mirent tous à table ; mais ils étaient si gloutons, le grand vent surtout, que Fanch fut obligé d’avoir recours à sa serviette, par trois fois. Enfin, quand ils furent rassasiés, ce qui dura longtemps, ils allèrent s’asseoir et causer, près du feu, comme de vieux amis.
— Où vas-tu aussi, cousin ? demanda le petit vent à Fanch.
— Chercher la princesse Troïol ; sais-tu où elle demeure ?
— Non vraiment ; je n’en ai même jamais entendu parler.
— Et toi, cousin ? demanda-t-il au second vent.
— Moi, j’ai entendu parler d’elle ; mais, je ne sais pas où elle demeure.
— Et toi, grand cousin ? demanda-t-il au grand vent.
— Moi, je sais où elle demeure ; je reviens précisément de là, et je dois y retourner, demain.
— Veux-tu m’emmener avec toi ?
— Je le veux bien, si tu peux me suivre ; mais, allons nous coucher, à présent, car demain nous aurons encore beaucoup de chemin à faire.
Le lendemain matin, chacun des vents partit de son côté.
— Suis-moi, si tu le peux, dit le grand vent à Fanch.
Et le voilà parti. Frrrrr ! ou ou, ou, ou ! viiiii !! Et Fanch après ! Et de frapper la terre avec sa baguette blanche, qui lui faisait foire cent lieues, à chaque coup. Quand le grand vent tourna la tête, pour voir où il était resté, il fut bien étonné de le voir sur ses talons. Ils arrivèrent au bord de la mer.
— Je ne peux pas aller plus loin, à moins que tu ne me prennes sur ton dos, dit alors Fanch au grand vent.
— Je te prendrai bien sur mon dos, si tu me donnes à manger, quand je demanderai.
— C’est entendu, autant que tu voudras.
Et Fanch monta sur le dos du grand vent, et les voilà partis ! A chaque instant, le grand vent demandait à manger. Fanch avait sa serviette, et lui donnait tout ce qu’il demandait. Ils allaient, ils allaient ! frrrrr ! viiii ! ou, ou ! Ils aperçurent enfin le château de la princesse Troïol. Le grand vent déposa Fanch au milieu de la cour. Fanch attacha les trois mouchoirs de la princesse, le blanc, le gris et le noir, au bout de son bâton, puis le planta en terre, au milieu de la cour. Un moment après, la princesse passa, au bras du maître du château, se rendant à l’église, pour leur mariage. Elle vit Fanch, reconnut ses trois mouchoirs, et dit aussitôt à sa femme de chambre :
— Allez demander à cet homme combien il veut me vendre un de ses mouchoirs.
La femme de chambre se rendit aussitôt auprès de Fanch.
— Combien voulez-vous me vendre un de vos mouchoirs, pour ma maîtresse ?
— Dites à votre maîtresse qu’elle n’est pas assez riche pour acheter un de ces mouchoirs.
La femme de chambre retourna vers sa maîtresse.
— Eh bien ! Que vous a-t-il répondu ?
— Il m’a répondu que vous n’êtes pas assez riche pour acheter un de ses mouchoirs.
La princesse, à cette réponse, fit semblant de se trouver indisposée, et l’on remit la cérémonie au lendemain.
Le lendemain matin, elle envoya encore sa femme de chambre demander à Fanch combien lui coûteraient deux de ses mouchoirs.
— Dites à votre maîtresse, lui répondit encore Fanch, qu’elle n’est pas assez riche pour acheter ni un ni deux de mes mouchoirs.
La femme revint rapporter la réponse à sa maîtresse.
— Eh bien ! Retournez, et dites-lui de venir me parler.
Elle retourna vers Fanch, et lui dit :
— Ma maîtresse vous prie de venir lui parler.
— Dites à votre maîtresse de venir me trouver elle-même, si elle veut me parler.
La princesse se rendit alors auprès de Fanch.
— Venez avec moi un instant, dans ma chambre, lui dit-elle.
Et Fanch la suivit dans sa chambre, et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, en pleurant de joie.
La princesse dépêcha ensuite sa femme de chambre vers le maître du château, pour lui dire qu’elle était toujours indisposée et qu’elle le priait d’attendre jusqu’au lendemain, pour aller à l’église. Elle ajoutait qu’on pouvait néanmoins faire le repas de noces, le jour même, puisque tous les invités étaient arrivés.
Ainsi fit-on. Le repas fut magnifique. Vers la fin, tout le monde était gai et joyeux, et chacun contait quelque petite histoire plaisante. On pria la jeune fiancée de conter aussi quelque chose. Elle se leva, alors, et parla ainsi :
— J’avais un petit coffret, avec une jolie petite clef d’or. Je perdis la clef, et j’en fis faire une autre. Mais, quelque temps après, je retrouvai mon ancienne clef. Me voici embarrassée, et je vous demande de laquelle des deux clefs je dois me servir, à présent, de l’ancienne ou de la nouvelle ?
— Je pense qu’il faut préférer l’ancienne, répondit le maître du château.
— C’est aussi mon avis, reprit la princesse. Je vais vous faire voir l’ancienne clef dont je parle.
Et elle se leva de table, entra dans un cabinet à côté et revint aussitôt, en tenant par la main Fanch, habillé en prince ; et, s’adressant au seigneur et à tous les convives :
— Voici ! Je l’avais choisi d’abord, et c’est lui qui sera mon époux, et non un autre !
Et l’on célébra les noces, le lendemain, et il y eut des festins magnifiques, comme je n’en ai vu jamais, si ce n’est en rêve, et ils restèrent dans ce beau château, car le maître disparut aussitôt et personne ne sut jamais ce qu’il était devenu.

Conté par Jacques Sesson, sabotier de la forêt de Beffou, commune de Loguivi-Plougras (Côtes-du-Nord), décembre 1869.
 
 
(1) Troïol : Ce mot doit être une altération de Tro-heol, et signifie littéralement Tourne-sol.

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