La Princesse De l’Étoile Brillante

Il y avait, une fois, sur l’eau du Léguer, un meunier, qui prit un jour son fusil pour aller tirer des cygnes et des canards sauvages, sur l’étang du moulin.
C’était au mois de décembre, et il faisait froid et la terre était toute couverte de neige.
En arrivant sur la chaussée de l’étang, il aperçut une cane qui s’ébattait sur l’eau. Il la visa, tira et fut bien étonné de voir à côté de lui, aussitôt le coup parti, une belle princesse, venue il ne savait d’où ni comment, et qui lui parla de la sorte :
— Merci, mon brave homme ! Il y a bien longtemps que je suis par ici, retenue enchantée sous la forme d’une cane sauvage, par trois démons, qui ne me laissent aucun repos. Vous m’avez fait revenir à la forme humaine, et vous pouvez me délivrer tout à fait, avec un peu de courage et de persévérance.
— Que faut-il faire pour cela ? demanda le meunier, étonné.
— Passer trois nuits de suite dans le vieux manoir en ruine que vous voyez là-haut.
— Et qu’y a-t-il là ? Le diable peut-être ?
— Hélas ! Ce n’est pas un diable seulement, mais, douze diables, qui vous tourmenteront. Ils vous lanceront plusieurs fois d’un bout à l’autre de la grande salle du manoir et vous jetteront même dans le feu. Ne vous effrayez pas, quoi qu’il puisse vous arriver, et ayez confiance en moi, car j’ai un onguent qui vous conservera en vie et vous guérira, quand bien même tous vos membres seraient rompus et broyés. Fussiez-vous même tué, que je vous ressusciterais. Si vous pouvez souffrir, pour moi, durant ces trois nuits, sans vous plaindre ni prononcer un seul mot, vous ne regretterez pas votre peine, plus tard. Sous la pierre du foyer, il y a, dans le vieux manoir, trois barriques d’or et trois barriques d’argent, et tout cela vous appartiendra, et moi-même par-dessus le marché, si je vous plais. Vous sentez-vous le courage de tenter l’épreuve ?
— Et quand il y aurait cent diables, au lieu de douze, je tenterai l’épreuve, répondit le meunier.
Et aussitôt la princesse disparut, et il s’en retourna à son moulin, en songeant à ce qu’il venait de voir et d’entendre.
La nuit venue, il se rendit au vieux manoir et emporta du bois, pour faire du feu, du cidre et du tabac pour boire et fumer, en se chauffant.
Vers minuit, il entendit un grand bruit, dans la cheminée, et, bien qu’il ne fût pas peureux, il se cacha sous un vieux lit, et de là, il vit onze diables descendre par la cheminée. Ils furent étonnés de trouver du feu allumé au foyer.
— « Que veut dire ceci ? » se demandèrent-ils.
— Où est resté le Diable Boiteux ? Il est toujours en retard, dit un autre diable, qui paraissait être le chef de la bande.
— Le voilà qui arrive, dit un troisième.
Et le Diable Boiteux arriva, par le même chemin que les autres, c’est-à-dire par la cheminée, et demanda :
— Qu’y a-t-il de nouveau par ici, camarades ?
— Rien, lui répondit-on.
— Rien ?… Eh bien, moi, je prétends que le meunier du moulin de Pont-Léguer est ici, quelque part, et qu’il est venu pour essayer de nous enlever la princesse : cherchons-le.
Et on chercha partout. Le Diable Boiteux regarda sous le lit et, voyant le meunier, qui s’y blotissait, il s’écria :
— Le voici, sous le lit !
Et il le prit par un pied et le tira à lui.
— Ah ! Meunier, gentil meunier, dit-il en ricanant, tu veux nous enlever la princesse ? Tu aimes les jolies filles, paraît-il ?
Nous allons d’abord jouer à un jeu, mon ami, qui ne sera sans doute pas de ton goût, mais, qui te guérira de la tentation de vouloir enlever des princesses.
Et ils se le jetèrent et rejetèrent, comme une balle, d’un bout à l’autre de la salle. Pourtant, le pauvre meunier ne disait mot. Ce que voyant, ils le jetèrent par la fenêtre dans la cour, et, comme il ne se plaignait ni ne bougeait, ils le crurent mort.
Le coq chanta, en ce moment, annonçant le jour, et ils s’en allèrent aussitôt, comme ils étaient venus, c’est-à-dire par la cheminée.
La princesse vint alors, tenant à la main un petit pot d’onguent, et elle en frotta le meunier, qui se releva et se retrouva aussi bien portant et aussi dispos que devant.
— Vous avez bien souffert, mon ami, lui dit la princesse.
— Oui, j’ai bien souffert, princesse, répondit-il.
— Vous avez encore deux nuits semblables à passer, pour me délivrer de ces méchants diables.
— Il ne fait pas beau délivrer des princesses, d’après ce que je vois, mais, j’irai pourtant jusqu’au bout.
La nuit venue, il se rendit, pour la seconde fois, au vieux manoir et se cacha sous un tas de fagots, au bas de la salle. A minuit, les douze diables descendirent, comme la veille, par la cheminée.
— Je sens odeur de chrétien ! dit le Diable Boiteux.
Et ils cherchent et découvrent encore le meunier, parmi les fagots.
— Ah ! C’est encore toi, meunier ! Comment n’es-tu pas mort, après le jeu d’hier soir ? Mais, sois tranquille, nous allons en finir avec toi, cette fois, et ce ne sera pas long.
Et ils le jetèrent dans une grande chaudière remplie d’huile, qu’ils firent ensuite bouillir suie feu.
Le coq chanta, pour annoncer le jour, et l’es diables partirent encore.
La princesse vint aussitôt et retira le meunier de la chaudière. Il était cuit et ses chairs tom baient en lambeaux. Et pourtant, elle le ressuscita encore, avec son onguent.
La troisième nuit, les diables furent encore étonnés de retrouver le meunier en vie :
— C’est la dernière nuit, et si nous n’en finissons pas avec lui, cette fois, nous perdrons tout.
Il doit être protégé par quelque magicien. Que faire ?
Chacun donne son avis, et le Diable Boiteux dit :
— Il faut faire un bon feu, rôtir le meunier à la broche, puis le manger.
— C’est cela, dirent les autres, rôtissons-le, puis nous le mangerons.
Mais, leur délibération et leurs préparatifs avaient duré trop longtemps, et, au moment où ils allaient embrocher le meunier, pour le mettre au feu, le coq chanta, et il leur fallut partir sur-le-champ, et ils abattirent le pignon de la maison, en s’en allant, avec un vacarme épouvantable.
La princesse arriva encore avec son onguent, mais, elle n’en eut pas besoin, cette fois. Elle embrassa le meunier, dans le transport de sa joie, et lui dit :
— Tout va bien ! Vous m’avez délivrée, et le trésor vous appartient, à présent.
Et ils déplacèrent la pierre du foyer et trouvèrent dessous trois barriques d’or et trois barriques d’argent.
— Emportez l’or et l’argent, dit la princesse, et faites-en tel usage qu’il vous plaira. Quant à moi, je ne puis pas encore rester avec vous ; je dois auparavant accomplir un voyage, qui durera un an et un jour, après quoi nous ne nous quitterons plus.
Et la princesse disparut aussitôt. Le meunier la regrettait bien un peu, mais, il se consola facilement, en songeant à son trésor. Il céda son moulin à son valet et se mit à voyager avec un ami, en attendant le retour de la princesse. Ils visitèrent des pays lointains, et, comme l’argent ne leur manquait pas, ils ne se refusaient aucun plaisir.
Au bout de huit mois de cette vie, le meunier dit à son ami :
— Retournons, à présent, dans notre pays, car nous en sommes bien loin et je ne veux pas manquer le rendez-vous que m’a donné la princesse, au bout d’un an et un jour.
Et ils prirent la route de leur pays. Chemin faisant, ils rencontrèrent, au bord du chemin, une vieille femme, qui avait de belles pommes dans un panier. Et la vieille leur dit :
— Achetez-moi des pommes, mes beaux messieurs.
— N’achetez pas de pommes à cette vieille, dit au meunier son ami.
— Pourquoi donc ? répondit le meunier ; je mangerais une pomme avec plaisir.
Et il acheta trois pommes et en mangea une, tout de suite, et se trouva incommodé.
Quand fut venu le jour où devait arriver la princesse, il alla au lieu du rendez-vous, dans le bois, accompagné de son ami. Comme il attendait l’heure, étant venu trop tôt, il mangea une seconde pomme de celles qu’il avait achetées à la vieille, et se trouva aussitôt pris de sommeil. Il s’assit sur le gazon, au pied d’un arbre, et s’endormit.
La princesse arriva, peu après, dans un beau carrosse couleur des étoiles et attelé de dix chevaux, aussi couleur des étoiles. Quand elle vit que le meunier dormait, elle devint triste et demanda à son ami pourquoi il s’était endormi. — Je ne sais pas bien, répondit-il, mais, il a acheté des pommes à une vieille femme, que nous avons rencontrée, au bord de la route ; il vient d’en manger une, et aussitôt il s’est trouvé pris de sommeil.
— Hélas ! C’est bien cela, car la vieille à qui il a acheté des pommes est une sorcière, qui ne nous veut que du mal. Je ne peux pas l’emmener avec moi, en cet état, mais, je reviendrai, deux fois encore, demain et après demain, et si je le trouve éveillé, je le ferai monter dans mon carrosse. Voici une poire d’or et un mouchoir que vous lui donnerez, quand il s’éveillera, et vous lui direz que je reviendrai demain, à pareille heure.
Et la princesse s’éleva alors en l’air, dans son carrosse couleur des étoiles, et disparut.
Le meunier s’éveilla aussi, un moment après, et son ami lui dit ce qui s’était passé, pendant qu’il dormait, et lui remit la poire et le mouchoir, en lui disant que la princesse reviendrait le lendemain, puis encore le surlendemain, s’il dormait encore.
Il fut désolé et dit : — Demain, je ne dormirai pas !
Et, dès en rentrant chez lui, il alla se coucher, pour n’avoir pas sommeil le lendemain.
Le lendemain, il retourna au bois avec son ami. Mais, il mangea, par distraction, la troisième pomme de la sorcière, qu’il trouva dans sa poche, et s’endormit encore.
La princesse vint, ce jour-là, dans un carrosse et avec des chevaux couleur du soleil, et s’écria en le voyant :
— Hélas ! Il dort encore ! Puis elle dit à son ami :
— Je reviendrai demain, mais, ce sera pour la dernière fois. Voici une autre poire d’or et un autre mouchoir que vous lui donnerez, quand il s’éveillera, et vous lui direz que, si demain je le trouve encore endormi, il ne me reverra plus jamais, à moins qu’il ne traverse à ma recherche trois puissances et trois mers.
Et elle remonta en l’air, dans son carrosse couleur du soleil, et disparut.
Quand le meunier s’éveilla, son ami lui raconta comment la princesse, l’ayant encore trouvé endormi, était partie en disant qu’elle reviendrait une dernière fois, le lendemain, et que, si elle le trouvait encore endormi, il ne la reverrait plus, à moins de traverser trois puissances et trois mers pour arriver jusqu’à elle. Puis, il lui remit une féconde poire d’or et un second mouchoir.
Le pauvre meunier était inconsolable, et il dit à son ami :
— Au nom de Dieu, empêche-moi de dormir, demain ; ne cesse pas de me parler, afin de me tenir éveillé.
Mais, malgré tout, il dormait encore, le lendemain, quand la princesse revint, dans un carrosse et avec des chevaux couleur de la lune (1).
— Hélas ! Tu dors encore, mon pauvre ami ! s’écria-t-elle avec douleur, et pourtant, je ne dois plus revenir. — Et, s’adressant à l’ami : — Dites-lui que, pour me revoir, désormais, il faut qu’il vienne me chercher dans le royaume de l’Etoile-Brillante, en traversant trois puissances et trois mers pour arriver jusqu’à moi, ce qu’il ne pourra faire sans beaucoup de mal. Voici une troisième poire d’or et un troisième mouchoir que vous lui donnerez et qui lui serviront, plus tard.
Et elle s’éleva en l’air, sur son char, et disparut.
Quand le meunier se réveilla et qu’il apprit que la princesse était partie pour ne plus revenir, il se mit à pleurer et à s’arracher les cheveux, en désespéré. Il faisait pitié à voir. Puis il dit :
— Je la chercherai et je la retrouverai, dussé-je aller jusque dans l’enfer !
Et il se mit aussitôt en route, à la recherche du royaume de l’Étoile-Brillante. Il marche, il marche, plus loin, toujours plus loin, sans s’arrêter, ni le jour ni la nuit. Il s’engage dans une grande forêt, dont il ne trouve pas la fin. Il y avait plusieurs jours et plusieurs nuits qu’il y errait, au hasard, quand, une nuit, étant monté sur un arbre, il aperçut au loin une petite lumière. Il se dirigea sur cette lumière et se trouva devant une pauvre hutte faite de branchages d’arbres et d’herbes sèches. Il en poussa la porte, qui était entrebaillée, et aperçut à l’intérieur un petit vieillard à barbe blanche et longue.
— Bonsoir, grand-père, lui dit-il.
— Bonsoir, mon enfant, répondit le vieillard, étonné ; ta vue me fait plaisir, car depuis dix-huit cents ans que je suis ici, je n’avais encore vu aucun être humain, jusqu’aujourd’hui. Sois le bienvenu, entre et tu me raconteras un peu ce qui se passe dans le monde, car il y a si longtemps que je n’en ai eu des nouvelles !
Le meunier entra et dit son nom, son pays et l’objet de son voyage.
— Je veux faire quelque chose pour toi, mou fils, lui dit le vieillard. Voici des guêtres enchantées, qui m’ont été bien utiles, quand j’avais ton âge ; mais, aujourd’hui, elles ne me servent plus à rien. Quand tu les auras sur tes jambes, tu pourras faire sept lieues, à chaque pas, et tu arriveras ainsi sans trop de mal au château de l’Étoile-Brillante, qui est encore loin, bien loin d’ici.
Le meunier passa la nuit dans la hutte du vieil ermite, et le lendemain, dès le lever du soleil, il mit les guêtres sur ses jambes et partit.
Il allait bon train, à présent. Rien ne l’arrêtait, ni les rivières, ni les fleuves, ni les forêts, ni les montagnes. Vers le coucher du soleil, il remarqua une autre hutte, semblable à la précédente, sur la lisière d’une forêt, et, comme il avait faim et qu’il était aussi un peu fatigué, il se dit : — Il faut que je demande à souper et à loger, dans cette hutte ; peut-être m’y donnera-t-on aussi quelque bon avis.
Il poussa la clôture de genêt, qui céda facilement, et aperçut, au fond de l’habitation, accroupie parmi la cendre, sur la pierre du foyer, une petite vieille, qui avait des dents longues comme le bras.
— Bonsoir, grand’mère, lui dit-il ; auriez-vous la bonté de m’accorder l’hospitalité, pour la nuit ?
— Hélas ! Mon enfant, répondit-elle, tu es mal tombé ici, et ce que tu as de mieux à faire, c’est de t’en aller, au plus vite, j’ai trois fils, qui sont des gars terribles, et s’ils te trouvent ici, j’ai grand’peur qu’ils ne te mangent. Va-t’en, te dis-je, car ils ne tarderont pas à arriver.
— Comment s’appellent donc vos fils, grand’mère ?
— Leurs noms sont : Janvier, Février et Mars.
— Vous êtes donc la mère des vents, alors ?
— Oui, c’est moi qui suis la mère des vents ; mais, va-t-en, te dis-je, car ils vont arriver.
— Au nom de Dieu, grand’mère, donnez-moi l’hospitalité et me cachez quelque part où ils ne me trouveront pas.
En ce moment, on entendit un grand bruit, dehors.
— Voilà mon fils aîné, Janvier, qui arrive ! dit la vieille. Comment faire ?… Je dirai que tu es mon neveu, un fils de mon frère, et que tu es venu me rendre visite et faire connaissance avec tes cousins. Dis-leur que ton nom est Yves Pharaon, et sois bien gentil avec eux.
Aussitôt, dégringola par la cheminée un énorme géant, à barbe et cheveux blancs, grelottant de froid et faisant : brrr ! brrr ! !… iou ! iou !… J’ai faim, mère, j’ai faim et froid !… brrr !…
— Asseyez-vous là, près du feu, mon fils, lut dit la vieille, et je vais vous préparer à manger.
Mais, le géant aperçut bientôt le meunier, blotti dans un coin, et demanda :
— Qu’est-ce que ce ver de terre, mère ? Je vais l’avaler, en attendant mon souper…
— Restez-là tranquille, sur votre escabeau, mon fils, et gardez-vous bien de faire du mal à cet enfant ; c’est le petit Yves Pharaon, mon neveu et votre cousin.
— J’ai grand’faim, mère, et je veux le manger, reprit le géant, en montrant les dents.
— Tenez-vous tranquille là, vous dis-je, et ne laites pas de mal à cet enfant, ou gare le sac !…
Et elle lui montra du doigt un grand sac suspendu à une poutre. Alors, le géant se tint coi et ne dit plus mot.
Les deux autres fils de la vieille, Février et Mars, arrivèrent aussi, l’un après l’autre, avec un vacarme épouvantable. Les arbres craquaient et tombaient, les pierres volaient en l’air et les loups hurlaient. C’était effrayant ! La vieille avait bien du mal à défendre son protégé contre la voracité des géants, et elle n’y parvenait qu’en les menaçant du sac.
Enfin, ils se mirent tous à table ensemble, comme de bons amis, et dévorèrent trois bœufs entiers et burent trois barriques de vin, en un instant. Quand les géants furent repus, ils se calmèrent et causèrent tranquillement avec leur prétendu cousin. Janvier lui demanda :
— Dis-nous, à présent, cousin, si ton voyage n’a pas d’autre but que de nous rendre visite ?
— Si, mes chers cousins, je veux aller jusqu’au château de la princesse de l’Étoile-Brillante, et si vous pouvez m’en enseigner le chemin, vous me rendrez un grand service.
— Jamais je n’ai entendu parler du château de l’Étoile-Brillante, répondit Janvier.
— Moi, j’en ai bien entendu parler, mais je ne sais pas où il est, dit Mars.
— Moi, dit Février, je sais où il est ; j’ai même passé par là, hier, et j’y ai vu de grands préparatifs pour les noces de la princesse, qui auront lieu demain. On a tué cent bœufs et des veaux et des moutons et des poulets et des canards en quantité, — je n’en saurais dire le nombre, — pour les grands festins qui doivent avoir lieu.
— La princesse va se marier ! s’écria le meunier ; il faut alors que j’y arrive, avant la cérémonie ; enseigne-moi le chemin, mon cousin Février.
— Je ne demande pas mieux, répondit Février ; j’y retourne demain, mais tu ne pourras pas me suivre.
— Si ! Si ! J’ai des guêtres avec lesquelles je fais sept lieues, à chaque pas.
— C’est bien ; alors, nous partirons demain matin ensemble.
Janvier partit le premier, avec un grand bruit, vers minuit. Février partit, environ une heure plus tard, emmenant avec lui le meunier. Celui-ci le suivit sans peine, jusqu’à la mer ; mais là, il lui fallut s’arrêter.
— Fais-moi passer cette mer, cousin, dit-il à Février.
— Ce n’est pas une mer seulement, mais trois mers qu’il nous faut traverser, répondit Février, et je crains de ne pouvoir te porter si loin sur mon dos.
— Au nom de Dieu, cousin, prends-moi sur ton dos.
— Je te porterai aussi loin que je pourrai, mais, je te préviens que, quand je serai fatigué, je te jetterai à bas.
Il monte sur le dos de Février, et les voilà au-dessus de la grande mer. Ils franchissent une mer, deux mers, mais, vers le milieu de la troisième mer, Février dit :
— Je suis fatigué et ne puis te porter plus loin ; je vais te jeter à l’eau.
— Au nom de Dieu, mon cher cousin, ne fais pas cela ; nous approchons, je vois la terre, encore un effort et nous y sommes.
Enfin, Février arrive à terre, avec beaucoup de mal, et dépose son fardeau au pied des murailles de la ville où était le château de la princesse.
Mars vint aussi à passer, peu après, et le meunier lui dit :
— Cousin Mars, cousin Mars, écoute un peu.
— Que veux-tu, cousin Yves Pharaon ? Lui demanda Mars.
— Février m’a déposé ici, au pied de ces hautes murailles, que je ne puis franchir ; prends-moi sur ton dos et me mets de l’autre côté.
— Volontiers, monte, lui dit Mars.
Et il monta sur le dos de Mars, qui le déposa de l’autre côté des murs, dans la ville, et continua sa route.
Le meunier descendit dans une auberge et, après ; déjeuner, il lia conversation avec l’hôtesse et lui demanda :
— Qu’y a-t-il de nouveau dans votre ville, hôtesse ?
— On ne parle, répondit-elle, que du mariage de la princesse de l’Étoile-Brillante, qui a lieu aujourd’hui même.
— Vraiment ? Elle a donc trouvé un mari selon son goût ?
— On dit qu’elle n’aime pas le prince qu’elle va épouser et qu’elle se marie un peu malgré elle. Tout à l’heure, le cortège passera par là, devant ma maison, pour se rendre à l’église.
Alors, le meunier plaça sur une petite table, devant l’auberge, la première des poires et le premier des mouchoirs que la princesse avait laissés à son ami, pour les lui donner, puis il attendit.
Le cortège passa, peu après, avec la princesse et son fiancé en tète. La princesse remarqua la poire et le mouchoir et les reconnut ainsi que le meunier, qui se tenait auprès. Elle s’arrêta court, se dit subitement indisposée et demanda que la cérémonie fût remise au lendemain, Ce qui fut fait, sans que personne soupçonnât le motif de cette détermination.
Le cortège retourna au palais, et, quand la princesse fut dans sa chambre, elle envoya une de ses femmes pour lui acheter la poire et le mouchoir du meunier.
La femme lui apporta la poire et le mouchoir.
Le lendemain, le cortège se remit en marche vers l’église, par le même chemin. Le meunier avait encore placé sur une table, devant l’auberge, une seconde poire et un second mouchoir. La princesse, en les voyant, simula encore une indisposition subite, et le cortège rentra au château, comme la veille. Elle envoya de nouveau la même femme lui acheter cette seconde poire et ce second mouchoir.
Enfin, le troisième jour, les choses se passèrent comme les deux jours précédents, avec cette différence cependant que la princesse dit à sa messagère de lui amener l’homme aux poires et aux mouchoirs. Ce qui fut fait.
Le meunier et la princesse s’embrassèrent tendrement et pleurèrent de la joie qu’ils éprouvaient de se retrouver.
Cependant, le prince fiancé dit que, puisque la princesse se trouvait indisposée chaque fois, sur le chemin de l’église, le repas de noce aurait lieu quand même, sauf à aller plus tard à l’église.
La princesse procura de beaux vêtements de prince au meunier et lui dit d’attendre, dans sa chambre, jusqu’à ce qu’elle vînt le chercher.
Voilà tout le monde à table, chacun paré le plus richement possible. Un festin magnifique ! La princesse était si belle, qu’elle éclairait la salle, comme le soleil. Vers la fin du repas, tout le monde était gai et l’on parlait beaucoup et l’on chantait et se racontait des bons tours.
Le beau-père dit à sa bru :
— A votre tour, ma belle bru, de nous conter aussi quelque chose.
La princesse parla de la sorte :
— Voici une chose, beau-père, qui m’embarrasse beaucoup, et je voudrais avoir votre avis à ce sujet : j’ai un joli petit coffret, qui avait une gentille petite clef d’or, que j’aimais beaucoup. J’ai perdu cette clef et j’en ai fait faire une nouvelle. Mais, voilà que je viens de retrouver l’ancienne clef, avant d’avoir essayé la nouvelle. L’ancienne était fort bonne, et je ne sais pas encore ce que sera la nouvelle. Dites-moi, je vous prie, à laquelle des deux dois-je donner la préférence, à l’ancienne ou à la nouvelle ?
— Il faut toujours avoir des égards et du respect pour ce qui est vieux et ancien, répondit le vieillard ; je demande pourtant à voir les deux clefs avant de me prononcer définitivement pour s l’une ou l’autre.
— C’est juste, dit la princesse, et je vais vous les présenter toutes les deux.
Et elle se leva de table et passa dans sa chambre, d’où elle revint aussitôt, en tenant le meunier par la main, et, le présentant à la société, elle dit :
— Voici la clef ancienne, que j’avais perdue et que je viens de retrouver ; quant à la clef nouvelle, c’est le jeune prince de céans, auquel je suis bien fiancée, mais, la cérémonie religieuse n’a pas eu lieu, de sorte que je suis encore libre de disposer de ma main comme il me plaira. Comme vous l’avez fort bien dit, monseigneur, ce qui est vieux et ancien mérite respect et considération. Je garde donc mon ancienne clef, que j’ai retrouvée, et vous laisse la nouvelle. Or, par l’ancienne clef j’entends ce jeune homme courageux et fidèle (et elle montrait le meunier) qui, après m’avoir délivrée du château où me retenait captive un méchant magicien, est encore venu me chercher jusqu’ici, au prix de mille maux ; quant à la nouvelle clef, c’est votre fils, vous le comprenez, que j’ai été sur le point d’épouser, et à qui je rends aujourd’hui sa liberté.
Grand fut l’ébahissement des assistants, comme bien vous pensez, en entendant ces paroles.
La princesse et le meunier quittèrent aussitôt la salle, sans que personne essayât de s’y opposer, et se rendirent dans la cour du château, où les attendait un beau carrosse doré, attelé de quatre chevaux superbes. Ils y montèrent et partirent, au galop.
Quand ils arrivèrent en Basse-Bretagne, au Guéodet, où il y avait alors une grande et belle ville, ils furent mariés à l’église, et il y eut alors des fêtes, des réjouissances publiques et des festins comme je n’en ai jamais vu, — si ce n’est en rêve peut-être.

Conté par Allain Richard, pêcheur au Guéodet, près Lannion, le 25 septembre 1874.
 
 
(1) Peut-être le conteur aurait-il dû mettre le carrosse et les chevaux couleur de la lune avant ceux couleur du soleil.

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