Légendes BretonnesRécits extraits des Contes populaires de Basse-Bretagne, de F.-M. Luzel

La fille qui se maria à un mort

Bez’a zo brema pell-amzer’
D’ar c’houlz m’ho devoa dennt ar ier.

Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avaient des dents.

Un jour, un mendiant arriva chez un roi, et demanda l’aumône, au nom de Dieu. La fille du roi le remarqua, et elle dit à son père qu’elle voulait avoir ce mendiant-là pour mari. Le roi pensa d’abord que c’était pour plaisanter que sa fille parlait de la sorte. Mais, quand il vit qu’il n’en était rien et qu’elle parlait pour de bon et sérieusement, il lui dit :
— Il faut que vous ayez perdu la raison, ma fille, pour vouloir vous marier à un mendiant, la fille d’un roi comme vous l’êtes !
— Il n’y a pas à dire, mon père, il faut que je l’aie pour mari, ou je mourrai de douleur.
Le roi aimait sa fille par-dessus tout et faisait tout ce qu’elle voulait. Il lui dit donc qu’il la laisserait prendre le mendiant pour mari. Mais, le mendiant demanda que la princesse, ainsi que son père, sa mère et ses deux frères fussent baptisés, avant le mariage, car ils étaient tous païens. Ils furent tous baptisés, et le mendiant servit de parrain au prince aîné. On célébra alors les noces, et il y eut un grand festin.
Quand les noces furent terminées, le mari dit :
— Je vais, à présent, retourner chez moi, avec ma femme.
Et il prit congé de son beau-père, de sa belle-mère et de tous les gens de la noce. Avant de partir, il dit encore aux deux jeunes princes ses beaux-frères :
— Quand vous voudrez faire visite à votre sœur, rendez-vous auprès d’un grand rocher qui se trouve dans le bois voisin, frappez dessus deux coups en croix avec cette baguette, et je viendrai à votre rencontre.
Et il leur donna une baguette blanche, et partit aussitôt avec sa femme, sans que personne sût où ils étaient allés.
Quelque temps après ceci, le plus jeune des deux princes dit, un jour :
— Il faut que j’aille voir ma sœur, afin de savoir comment elle se trouve là où elle est.
Et il prit la baguette blanche donnée par son beau-frère et se rendit au bois. Quand il fut près du grand rocher, il frappa dessus deux coups en croix, et le rocher s’entrouvrit aussitôt, et il vit dessous son beau-frère, qui lui dit :
— Ah ! C’est toi, beau-frère chéri ? Je suis bien aise de te revoir ; mais, tu désires, sans doute, voir ta sœur aussi ?
— Oui, je veux voir ma sœur, pour savoir comment elle se trouve.
— Eh bien ! Suis-moi, et tu la verras.
— Où ?
— Dans mon palais ; descends et suis-moi.
Le jeune prince hésitait à descendre dans le trou noir qu’il voyait devant lui ; mais l’autre reprit :
— Viens avec moi, et sois sans crainte ; il ne t’arrivera pas de mal.
Il descendit dans le trou, et ils pénétrèrent tous les deux profondément sous la terre, jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à un château magnifique. Dans ce château, le jeune prince vit sa sœur, dans une belle salle, magnifiquement vêtue et assise sur un siège d’or. Ils éprouvèrent une grande joie de se revoir. Le maître du château s’en alla, et les laissa tous les deux ensemble.
— Comment te trouves-tu ici, sœur chérie ? demanda le frère à la sœur.
— Je me trouve bien, frère chéri ; tout ce que je peux souhaiter m’est accordé sur-le-champ. Il n’y a qu’une chose qui me déplaît ; mon mari ne reste pas avec moi. Tous les matins, il part en voyage, au lever du soleil, et, pendant toute la journée, je suis seule.
— Où va-t-il donc de la sorte ?
— Je ne sais pas, frère chéri, il ne me le dit pas.
— Je le lui demanderai, demain, pour voir.
— Oui, demande-le-lui.
Le lendemain, le prince se leva de bon matin, et il parla de la sorte à son beau-frère :
— Je voudrais aller aussi avec vous, pour me promener, beau-frère ?
— Je le veux bien, cher beau-frère.
Mais, à peine furent-ils sortis de la cour, que le maître du château demanda à son beau-frère :
— As-tu fermé la porte à clef sur ta sœur ?
— Non vraiment, répondit-il.
— Eh ! bien, va fermer la porte, vite, et puis, reviens.
Le prince alla fermer la porte ; mais, quand il revint, son beau-frère déjà était parti. Il se mit en colère, en voyant cela, et se dit :
— Eh bien ! Puisqu’il en est ainsi, je m’en reviens à la maison, tout de suite.
Il avait avec lui sa baguette blanche ; il en frappa deux coups en croix sur un grand rocher qui fermait l’entrée du souterrain, auprès du château, et le rocher s’entrouvrit aussitôt, et il entra dans le souterrain. Quand il arriva à l’autre extrémité, il frappa deux autres coups en croix sur le rocher qui le fermait de ce côté, lequel s’entrouvrit aussi, et il se retrouva sans mal à la maison.
Tout le monde s’empressait autour de lui, pour lui demander des nouvelles de sa sœur. Il raconta tout ce qu’il avait vu et entendu.
— Jésus ! Dirent le père et la mère, qu’est-ce donc que cet homme-là ?
— Moi, dit le prince aîné, je veux aller aussi voir ma sœur, et, avant de m’en retourner, je saurai ce qu’est cet homme.
Et il prend la baguette blanche des mains de son jeune frère, se rend au bois et frappe deux coups en croix sur le rocher.
Le rocher s’entrouvre aussitôt, et il voit dessous son beau-frère, qui lui dit :
— Ah ! Bonjour, filleul ; descends et partons, vite.
Le prince descend dans le souterrain, et son beau-frère le conduit jusqu’à sa sœur, puis il s’en va. Comme son frère, il fut étonné de voir sa sœur assise sur un siège d’or et richement parée.
— Tu te trouves bien ici, à ce qu’il semble, chère petite sœur ? Lui demanda-t-il.
— Oui, frère chéri, je suis assez bien ici… Il n’y a qu’une seule chose qui me contrarie.
— Qu’est-ce donc, chère petite sœur ?
— C’est que mon mari ne reste pas avec moi ; chaque matin, il part de la maison, et me laisse seule, tout le long du jour.
— Où donc va-t-il de la sorte, tous les jours, petite sœur ?
— Je ne sais pas, frère chéri.
— Je lui demanderai de l’accompagner, demain matin, pour voir.
— Oui, demande-lui, frère chéri ; mais, prends bien garde qu’il ne t’arrive comme à notre jeune frère.
— Oh ! Sois tranquille, je ne serai pas pris ainsi, moi.
Le lendemain matin, aussitôt le soleil levé, le maître du château était sur pied, et son beau-frère aussi. Celui-ci lui demanda de lui permettre de l’accompagner.
— Volontiers, lui dit-il, mais, partons vite, car il est temps.
Et ils sortirent ensemble du château. Mais, à peine eurent-ils fait quelques pas :
— As-tu fermé la porte à clef sur ta sœur ? demanda le maître du château.
— Oui, oui, parrain, je l’ai fermée, répondit le prince.
— C’est bien, partons, alors.
Ils passèrent, peu après, par une grande lande aride où il n’y avait que de la fougère et de l’ajonc maigre ; et pourtant on voyait couchées parmi la bruyère et l’ajonc deux vaches grasses et luisantes. Cela étonna le prince, qui dit :
— Voilà des vaches bien grasses et bien luisantes, sur une lande où elles ne trouvent rien à brouter !
Son beau-frère ne répondit pas ; mais, les vaches dirent :
— Dieu vous bénisse !
Et ils continuèrent leur route. Ils passèrent, alors, par une belle prairie où il y avait un pâturage excellent, et, au milieu de l’herbe, qui leur allait jusqu’au ventre, on voyait deux vaches, mais si maigres, si maigres, qu’elles n’avaient que les os et la peau. Et le prince, en voyant cela, dit encore :
— Voilà deux vaches bien maigres ; et pourtant elles sont dans l’herbe jusqu’au ventre !
— Dieu vous bénisse ! Lui dirent les deux vaches, comme les deux autres ; mais, le beau-frère du prince ne dit rien.
Et ils continuèrent leur route. Un peu plus loin, ils passèrent par un chemin profond et très étroit, où deux chèvres se heurtaient la tête l’une contre l’autre, et si violemment, que le sang en jaillissait autour d’elles.
— Jésus ! s’écria le prince, voilà deux pauvres bêtes qui se tueront ! Comment passerons-nous ? Elles obstruent tout le passage.
Son beau-frère ne répondait toujours point ; mais, les deux chèvres aussi dirent : « Que Dieu vous bénisse ! » Et elles cessèrent de se battre, et les deux voyageurs purent passer, sans mal.
Plus loin encore, ils arrivèrent à une vieille église en ruine, et y entrèrent. Elle était pleine de monde, mais c’étaient tous des morts, et il n’en subsistait que les ombres seulement.
— Me répondrez-vous la messe, puisque vous êtes chrétien ? demanda au prince son beau-frère.
— Je le veux bien, répondit-il, bien étonné ; mais il n’était pas peureux.
Et l’autre revêtit, alors, des habits de prêtre, puis il monta à l’autel et se mit à célébrer la messe, comme un véritable prêtre. Quand il fut à l’élévation, il se mit à vomir des crapauds et autres reptiles hideux…, et tous les assistants faisaient comme lui.
Quand la messe fut terminée, tous ceux qui étaient dans l’église, le prêtre à leur tête, vinrent au prince, et lui dirent :
— « Vous nous avez délivrés ! Merci ! Merci ! » Puis ils s’en allèrent.
— Retournons, à présent, à la maison, dit au prince son beau-frère.
Et ils s’en retournèrent. Mais, ils ne revirent plus les choses extraordinaires qu’ils avaient vues d’abord, et, chemin faisant, le prince demanda à son beau-frère l’explication de tout cela. Alors, il lui parla de la sorte :
— A présent, je puis parler, et voici ce que signifie tout ce que vous avez vu : Les deux vaches grasses et luisantes, sur la lande aride, où il n’y avait que de la bruyère, de maigres ajoncs et des pierres, sont de pauvres gens qui vivaient honnêtement, quand ils étaient sur la terre, donnaient l’aumône, quoique pauvres, et étaient contents de leur condition, et, à présent, ils sont sauvés. Les deux vaches maigres et décharnées , au milieu d’un excellent pâturage, étaient des gens riches, qui ne faisaient qu’amasser des richesses et convoiter le bien de leurs voisins, ne donnant pas l’aumône au pauvre, et, quoique riches, ils étaient malheureux. Ils étaient, là où vous les avez vus, dans le purgatoire, et, pour leur pénitence, ils se trouvaient au milieu de l’herbe haute et grasse, sans pouvoir en manger. Les deux chèvres qui se battaient avec tant d’acharnement, dans la chemin étroit et profond, étaient deux voleurs, qui ne cherchaient que noise et bataille, et Dieu, pour les punir, les force à présent de se battre ainsi, depuis bien longtemps.
— Pourtant, tous m’ont remercié, quand nous avons passé près d’eux.
— C’est parce que vous les avez tous délivrés. Il avait été dit par Dieu qu’ils resteraient en l’état où vous les avez vus, jusqu’à ce que vînt à passer une personne qui ne fût pas morte et qui eût pitié d’eux ; et ils ont attendu longtemps !
— Et ce que j’ai vu dans la vieille église, qu’est-ce que cela signifie ?
— J’ai été un mauvais prêtre, pendant que j’étais sur la terre ; j’ai dit beaucoup de mauvaises messes, et commis un grand nombre d’autres péchés, et il avait été dit par Dieu que je ne serais sauvé, moi, ainsi que tous ceux que vous avez vus dans l’église, et qui m’avaient aidé à pécher et péché eux-mêmes avec moi, que lorsque j’aurais trouvé la fille d’un roi pour m’épouser, bien qu’habillé comme un mendiant, et un prince en vie pour me répondre la messe, ici ; j’ai attendu bien longtemps ! Les reptiles hideux que vous m’avez vu vomir, comme tous les autres qui étaient dans l’église, étaient autant de diables qui nous torturaient. A présent, nous sommes tous délivrés, grâce à vous.
— Et ma sœur, peut-elle retourner avec moi à la maison !
— Non, votre sœur, qui a contribué à me délivrer, comme vous, viendra, à présent, avec moi au paradis, et vous-même, vous nous y rejoindrez, sans tarder. Mais, il faut qu’auparavant vous retourniez à la maison, pour raconter à votre père et à votre mère et à votre frère tout ce que vous avez vu et entendu ici. Voici une lettre que vous leur remettrez, pour leur dire qu’ils ne soient pas inquiets au sujet de leur fille et sœur, car elle se rend avec moi au paradis, et si elle n’avait pas été ma femme, elle aurait été la femme du diable !
Le prince retourna, alors, à la maison et donna la lettre à lire à son père et à sa mère, et leur raconta tout ce qu’il avait vu et entendu durant son voyage. Il mourut, peu après, comme il lui avait été annoncé, et il alla rejoindre sa sœur et son beau–frère, là où ils étaient, pour rester avec eux à jamais.1


  1. Les éléments chrétiens mêlés à ce conte d’origine païenne doivent être une altération relativement moderne d’une fable très ancienne. Il faut aussi remarquer, et c’est sans doute encore une altération, que, contrairement à ce que l’on voit d’ordinaire, c’est le fils aîné, et non le cadet, qui est le héros du conte.