Le Corps-Sans-Âme

– Le fils du roi va à la chasse – La poursuite d’un corbeau le conduit à un château sous la terre – Le seigneur le prend à son service et puis part en voyage – L’un des oiseaux qu’il doit nourrir se transforme en princesse et le met en garde : le seigneur du château est un magicien qui retient prisonniers princes et princesses sous une forme animale – La veille du retour du magicien, la princesse lui explique comment lui échapper – Le château du magicien s’écroule : le fils du roi, la princesse, son frère et sa femme de chambre sont transportés à travers les airs – Ils arrivent chez le roi, où on coyait le fils mort – Une cousine réussit à l’embrasser – Le Corps-sans-âme enlève la princesse – Le fils du roi part à leur recherche – Un ermite dans la forêt lui indique le château du Corps-sans-âme – Pour pouvoir l’atteindre, il est transformé en fourmi – Il retrouve la princesse, qui lui permet d’apprendre comment tuer le Corps-sans-âme – Le roi des poissons, puis l’ermite, l’aident à prendre possession de l’oeuf contenant la vie du Corps-sans-âme – Il tue le Corps-sans-âme et rentre au palais du roi avec la princesse et l’épouse –
 
 
Il y avait une fois un roi de France qui avait un fils, lequel n’aimait rien autant que la chasse. Un jour qu’il chassait, selon son habitude, il aperçut un corbeau posé à terre, et quoiqu’il en fût déjà bien près, l’oiseau ne s’envolait pas.
— Voici, se dit-il, un corbeau qui paraît être blessé et ne peut, sans doute, s’envoler.
Et il voulut le prendre à la main. Mais, le corbeau s’enfuit en courant, sous une grosse pierre (un dolmen ?), et il descendit dans un trou si noir et si profond, qu’il lui sembla qu’il allait tomber dans l’enfer. Sa chute dura bien une heure, à peu près, et quand ses pieds rencontrèrent de nouveau la terre, il se trouva dans une grande avenue de vieux chênes. Au bout de cette avenue, il y avait un beau château. Il se dirigea vers le château. La porte de la cour était ouverte et il y entra. Il aperçut là un seigneur, et, marchant droit à lui, il lui demanda s’il n’avait pas besoin d’un domestique.
— Oui, vraiment, répondit le seigneur ; mon valet d’écurie est nouvellement parti, et je voudrais le remplacer.
— Eh bien ! Si vous voulez me prendre à votre service, j’aurai bien soin de vos chevaux.
— Je le veux bien, mais, à la condition que vous ferez bien exactement tout ce que je vous commanderai.
— Je vous promets de faire exactement ce que vous me commanderez.
— Alors, suivez-moi et je vais vous montrer votre travail, car, demain matin, je dois aller en voyage et je ne reviendrai pas avant un an, et un jour. Vous resterez seul dans le château, pendant tout ce temps ; mais, soyez tranquille, vous n’y manquerez de rien.
Et il le conduisit d’abord à l’écurie, où il y avait beaucoup de chevaux, gras et luisants :
— Voici, lui dit-il, mes chevaux ; vous en prendrez bien soin et leur donnerez du foin, de l’avoine et du trèfle, à discrétion ; il faut qu’à mon retour, je les retrouve absolument dans l’état où je vous les confie, ni plus maigres, ni plus gras, ou malheur à vous ! Voici maintenant, derrière la porte, un petit cheval noir, que vous traiterez autrement. Tous les matins, vous lui administrerez, comme déjeuner, une bonne volée de coups de bâton, et frappez sans pitié ; le soir, vous lui jetterez dans sa mangeoire ce que les autres chevaux auront refusé de manger.
Puis, il le conduisit à une grande chambre qui était remplie de belles cages, dans lesquelles étaient renfermés des oiseaux de toute sorte, et il lui parla ainsi :
— Vous aurez à renouveler, deux fois par jour, la nourriture et l’eau de ces oiseaux, et ayez-en bien soin, car s’il en meurt un seul, ou si je les trouve en mauvais état, à mon retour, vous le paierez de votre tête.
Dans une autre chambre, il lui fit voir neuf pistolets, dans un coffre de chêne, et lui dit :
— Vous fourbirez ces pistolets, tous les jours ; et prenez garde qu’à mon retour j’y trouve la moindre tache de rouille, ou il n’y a que la mort pour vous !
Quand il eut fait toutes ses recommandations à son nouveau domestique, le maître du château partit, le lendemain matin, dès le point du jour.
Le prince, resté seul, se leva aussi de bonne heure et se mit au travail. Il commença par distribuer du foin et de l’avoine aux beaux chevaux de l’écurie, puis, ayant ôté sa veste, il prit un bâton et se mit à en frapper, à tour de bras, le petit cheval noir qui était derrière la porte.
— Arrête, méchant ! Ne me frappe pas d’une façon si cruelle, car, sans tarder beaucoup, tu pourrais bien être traité toi-même comme tu me traites en ce moment !
Voilà notre homme bien étonné d’entendre un animal lui parler de la sorte.
— Comment, pauvre bête, lui demanda-t-il, vous parlez donc aussi, dans la langue des hommes ?
— Oui, car j’ai été moi-même ce que tu es ; et prends bien garde, ou toi-même tu seras réduit à la misérable condition où tu me vois présentement.
— On m’a recommandé de casser un bâton, tous les jours, en vous battant.
— Casse le bâton, si tu veux, mais, non sur mon dos, et donne-moi à manger comme aux autres chevaux.
Le prince eut pitié de la pauvre bête, et il lui donna du trèfle et de l’avoine, à discrétion.
Puis, il se rendit à la chambre des oiseaux. Ceux-ci, en le voyant entrer, se mirent à chanter, à qui mieux mieux. Il fallait entendre cette musique ! Il renouvela la nourriture et l’eau, dans chaque cage, et, ayant remarqué un moineau qui paraissait tout triste et souffrant :
— Vous, lui dit-il, vous me paraissez être malade, et si vous veniez à mourir, cela ne ferait pas mon affaire !
Et il retira le moineau de sa cage, et se mit à le caresser. En lui passant la main sur le dos et la tête, il se sentit piqué légèrement. — Qu’est-ce cela ? Se dit-il ; et, en examinant de près, il vit que l’oiseau avait la tête traversée de part en part par une épingle.
— Je ne m’étonne plus, pauvre petite bête, de te voir si triste !
Il retira l’épingle de la tête du moineau, et l’oiseau se changea instantanément en une princesse d’une beauté merveilleuse, qui lui parla de la sorte :
— Si vous n’y prenez bien garde, ô jeune prince, vous aurez le même sort que moi et tant d’autres malheureux qui sont ici. En effet, chevaux, oiseaux, pistolets, sont autant de princes et de princesses et de seigneurs, d’un rang élevé, que le maître de ce château, qui est un grand magicien, retient ici enchantés, sous différentes formes, depuis un grand nombre d’années. Moi, je suis la fille du roi de Naples, et ce pauvre petit cheval noir, que vous avez si bien battu ce matin, est mon frère.
— Dieu, que dites-vous là ?
— Rien que la vérité ; mais, si vous voulez faire exactement comme je vous dirai, vous pourrez sortir d’ici, sans mal, et en nous délivrant tous, moi et mon frère et les autres qui subissent le môme sort.
— Que me faudrait-il faire pour cela ? Dites-moi, vite.
— Nous avons encore du temps devant nous ; pendant un an, nous pouvons vivre heureux et sans souci, dans ce château, où rien ne manque, et quand le moment sera venu, alors je vous dirai ce que vous devrez faire.
Ils vécurent donc heureux tous les deux ensemble, pendant un an, se promenant tous les jours par les bois et les beaux jardins qui entouraient le château, comme s’ils étaient chez eux. Quand le soleil se couchait, tous les soirs, le prince remettait l’épingle dans la tête de la princesse, et aussitôt elle redevenait moineau, et passait la nuit dans sa cage ; et, chaque matin, aussitôt que le soleil paraissait, il retirait l’épingle, et l’oiseau redevenait princesse.
Les jours et les mois passaient ainsi, insensiblement, et le temps leur paraissait court. Cependant, un jour, la princesse dit au prince :
— C’est demain que doit arriver le géant (car le maître du château était un géant magicien).
— Comment déjà ?
— Hélas ! Oui, car il y a juste un an que vous êtes ici. Demain aussi, on célébrera dans votre pays l’anniversaire de votre mort, car on vous y croit mort. Écoutez donc bien ce qu’il vous faudra faire : Quand le géant arrivera, demain matin (et n’oubliez pas surtout de me remettre l’épingle dans la tête et de m’introduire dans ma cage), il ira aussitôt visiter ses oiseaux, et ceux-ci à sa vue se mettront à chanter et à fredonner, à qui mieux mieux. En les voyant si joyeux et si dispos, il vous témoignera son contentement, et, pour vous récompenser, il vous conduira dans son écurie et là il vous dira de choisir le cheval qui vous plaira le plus. Il y a là de beaux chevaux, vous le savez bien, blancs, noirs, alezans, bleus-pommelés ; mais, ne choisissez aucun de ceux-là, gardez-vous-en bien. Demandez le petit cheval noir, si maigre et de si triste mine, qui est derrière la porte, et à qui vous avez administré, le lendemain de votre arrivée ici, une si bonne volée de coups de bâton. Il vous dira que vous êtes un sot de choisir une pareille rosse ; mais, ne l’écoutez pas et persistez à dire que vous voulez celui-là, car, comme je vous l’ai déjà dit, c’est mon frère.
Alors, il vous conduira au coffre où sont les pistolets, qui étaient si rouilles, quand il partit, et qui sont à présent si luisants et si brillants, parce que je vous ai enseigné la manière de les fourbir. Il vous dira encore de choisir un pistolet de là. Il y en a un, plus simple et moins beau que les autres, avec une petite tache de rouille, presque imperceptible. Vous prendrez celui-là, malgré toutes les instances du magicien pour vous en faire prendre un autre, plus beau ; car c’est là ma femme de chambre.
Enfin, il vous conduira alors dans la chambre aux oiseaux et vous dira encore d’en choisir un parmi les plus beaux et ceux qui chantent le mieux. C’est moi qu’il vous faudra prendre, et fermer l’oreille à tous ses conseils et à ses instances pour vous en faire prendre quelque autre, plus beau. Dès que vous me tiendrez, vous me retirerez l’épingle de la tête, afin que je revienne à ma forme humaine, et aussitôt vous tirerez, avec votre pistolet, sur une tête de cuivre qui est au-dessus de la porte de la salle. Le château s’écroulera à l’instant sur le magicien, avec un vacarme épouvantable, et il sera écrasé sous les ruines, sans qu’il vous arrive de mal. Tous ceux qu’il retient ici enchantés, sous différentes formes, seront alors délivrés, et reviendront à leurs formes premières, et s’en iront, chacun de son côté, après vous avoir remercié. Un beau carrosse descendra, au même moment, du ciel, et nous y monterons, vous, mon frère, ma femme de chambre et moi, et, en peu de temps, il nous portera, à travers les airs, au palais de votre père. Quand nous y arriverons, tous vos parents et les principaux du royaume seront réunis, se disposant à se rendre à l’église pour assister à une messe solennelle célébrée à votre intention ; car ils vous croient tous mort, depuis un an. En vous voyant, la joie et le bonheur succéderont à la tristesse et au deuil général. Tous vos parents et vos amis voudront vous embrasser, et moi aussi. Mais, gardez-vous bien de vous laisser embrasser par aucune femme, car aussitôt, je serais enlevée par le Corps-sans-âme, et vous ne me reverriez plus jamais ! Faites exactement tout ce que je viens de vous dire, ou nous sommes perdus à tout jamais l’un pour l’autre.
— Je le ferai, répondit le prince ; soyez sans inquiétude à ce sujet.
Bref, et pour ne pas me répéter (1), tout arriva comme avait dit la princesse ; le prince aussi accomplit de point en point toutes ses recommandations, si bien que, le lendemain, avant midi, ils descendaient tous les quatre au milieu de la cour du palais du roi de France, au moment où le cortège, en grand deuil, se disposait à se rendre à l’église. Jugez de l’étonnement que produisit une apparition si inattendue ! — Que signifie ceci ? Se demandait-on. Puis, on courut au prince, pour l’embrasser. Il se laissait volontiers embrasser par les hommes ; mais, il repoussait les femmes et les jeunes filles, ce qui les mécontentait beaucoup. Une jeune cousine s’approcha de lui, par derrière, lui sauta au cou et lui déroba un baiser. Hélas ! C’était assez. Un beau carrosse descendit aussitôt du ciel ; le Corps-sans-âme, qui s’y trouvait, en sortit son bras droit, saisit la princesse, la plaça à ses côtés, puis, le carrosse s’éleva en l’air, si haut, si haut, qu’on ne le vit bientôt plus. Personne ne savait ce que cela signifiait, si ce n’est le prince, qui ne le savait que trop bien, hélas ! Il se mit à se désoler, pleurant, criant, s’arrachant les cheveux. C’est en vain qu’on essayait de le consoler, il n’écoutait personne. Il fit ses adieux à ses parents et à ses amis, qui s’empressaient autour de lui et leur dit qu’il ne cesserait de marcher, ni le jour, ni la nuit, jusqu’à ce qu’il eût retrouvé la princesse sa fiancée. Ce fut en vain que son père et sa mère le supplièrent de rester avec eux, s’attachant à ses habits et lui disant qu’ils mourraient de douleur, s’il les abandonnait, dans leur vieillesse. Ils lui promettaient de le marier à la plus belle princesse que l’on trouverait au monde, et de lui céder aussitôt le trône. Mais, il ne les écoutait seulement pas, et il partit.
Il marchait, il marchait, au hasard, nuit et jour, demandant à tous ceux qu’il rencontrait des nouvelles du Corps-sans-âme ; personne ne connaissait le Corps-sans-âme ni ne pouvait lui donner aucune bonne réponse. Un jour, il fut surpris par la nuit, dans un grand bois, où il s’était égaré, et le voilà bien embarrassé et bien inquiet, car ce bois était rempli de bêtes fauves. Il grimpa sur un arbre et aperçut une faible lumière, au loin. Il descendit, quelque peu rassuré, et se dirigea vers cette lumière. Il se trouva, au bout de quelque temps d’une marche assez pénible, à travers le bois, devant une petite hutte construite de branchages, de fougères et de feuillages. Par une fente de la porte, il vit un vieillard, à la barbe longue et blanche, qui priait, à genoux devant un crucifix.
— C’est un ermite ! Se dit-il en lui-même.
Il poussa la porte mal close, qui céda facilement, et il dit :
— Bonsoir, mon père.
— Bonsoir, mon fils, répondit le vieillard ; en quoi puis-je vous être utile ?
— Auriez-vous la bonté de m’accorder l’hospitalité, pour la nuit ?
— Hélas ! Mon pauvre enfant, un ermite, d’ordinaire, n’est pas riche : entrez néanmoins dans ma cabane et vous n’aurez ni mieux ni pis que moi, quelques herbes et quelques racines pour nourriture, et la terre nue pour lit.
— Nul ne peut donner que ce qu’il a, mon père, et je vous remercie.
Et il entra dans la hutte de l’ermite et lui conta ses aventures.
— Hélas ! Mon pauvre enfant, lui dit alors le solitaire, il y a bien longtemps que je suis ici, à faire pénitence, et jamais je n’ai entendu parler du Corps-sans-âme, et je ne puis vous dire où il demeure, ni quel chemin vous devez prendre poulie trouver ; mais, voici une serviette que je vous donne et qui pourra vous être utile. Elle m’a rendu de grands services, dans ma jeunesse ; mais, à présent, je n’en ai plus besoin. Quand vous aurez faim ou soif, en quelque endroit que vous vous trouviez, vous n’aurez qu’à la déployer, l’étendre sur une table, ou même à terre, et dire : « Serviette, fais ton devoir ! » et aussitôt, il se trouvera dessus à boire et à manger, de tout ce que vous désirerez. Puis, dans une autre forêt, qu’il vous faudra traverser, plus loin, vous trouverez un autre ermite, qui est plus vieux et plus savant que moi, et peut-être celui-là pourra-t-il vous donner quelque bon conseil pour vous aider à trouver ce que vous cherchez.
— Je vous remercie, mon père, et que Dieu vous bénisse et exauce vos prières.
Le lendemain matin, le prince fit ses adieux à l’ermite, et se remit en route. Il eut bientôt faim, et, tirant de sa poche la serviette que lui avait donnée le solitaire, il la déploya, retendit sur le gazon, au pied d’un vieux chêne, et dit :
« Serviette, fais ton devoir ! » et, à sa grande satisfaction, un excellent repas lui fut servi à l’instant, par enchantement. Après avoir mangé et bu, autant que cela lui faisait plaisir, il reploya avec soin sa serviette, la remit dans sa poche, et continua sa route. Après avoir marché quelque temps, il s’engagea dans une immense plaine, stérile et toute nue, et où il se vit soudain entouré d’une multitude infinie de fourmis, grosses comme des lièvres, et qui paraissaient être fort affamées. Il était bien embarrassé et ne savait que faire. Deux fourmis, plus grosses que les autres, marchèrent droit à lui ; il crut que c’était pour l’attaquer et le dévorer.
— Hélas ! Pensait-il, c’en est fait de moi ! Puis, songeant à sa serviette :
— Tiens ! Mais peut-être ma serviette me tirera-t-elle de danger ?
Et il se hâta de tirer sa serviette de sa poche, la déploya, l’étendit à terre et dit :
— Serviette, fais ton devoir ! Je veux régaler toutes ces bêtes du bon Dieu, qui m’ont l’air de n’avoir pas fait de bon repas, depuis longtemps. Et aussitôt la serviette se trouva couverte d’un gros tas de blé, la nourriture qui convenait le mieux à des fourmis, et il leur dit : — Régalez-vous, chères bêtes du bon Dieu ! Les fourmis ne se firent pas
prier ; elles se jetèrent sur le tas de blé, et tout disparut, en un clin d’oeil.
Quand elles furent rassasiées, les deux grandes dont nous avons déjà parlé dirent, en s’adressant au prince :
— Merci à toi, fils du roi de France ! Nous sommes le roi et la reine des fourmis, et si jamais tu as besoin de nous ou des nôtres, tu n’auras qu’à nous appeler, et nous arriverons aussitôt !
— Merci bien, bonnes bêtes du bon Dieu, répondit le prince.
Et il ramassa sa serviette, la remit dans sa poche, et continua sa route.
Vers le soir du même jour, il arriva à la hutte du second ermite, dont lui avait parlé le premier. Il était en prière, comme l’autre. Le prince lui conta son histoire, et lui demanda s’il savait où se trouvait le château du Corps-sans-âme.
— Le château du Corps-sans-âme ? Répéta le vieillard, en rappelant ses souvenirs ; oui…, oui, je le connais… Mais, il n’est pas facile d’aller jusque-là, mon fils ! Ce château-là est retenu par quatre chaînes d’or, entre le ciel et la terre. Vous verrez les chaînes, mais non le château, car il est trop haut pour cela.
— Comment y aller, alors ? demanda le prince.
— Hélas ! Je ne saurais vous le dire, mon fils, car l’aigle même n’atteint pas à cette hauteur. Mais, Dieu, dans sa bonté, m’a établi maître sur tous les animaux qui possèdent des ailes, et si, quelque jour, vous avez besoin de moi ou de quelqu’un des miens, vous n’aurez qu’à m’appeler et j’arriverai aussitôt. J’ai une autre recommandation à vous faire : lorsque vous m’aurez quitté, vous ne tarderez pas à vous trouver au bord de la mer, et là, vous verrez, sur la grève, un petit poisson laissé à sec par la marée en se retirant, et qui sera près de mourir. Prenez ce petit poisson avec la main et remettez-le, vite, dans l’eau, car, plus tard, vous pourriez avoir besoin de lui.
Le lendemain matin, de bonne heure, le prince prit congé de l’ermite et se remit en route, se dirigeant toujours vers l’Orient.
Il arriva bientôt au bord de la mer. Comme il marchait sur le sable du rivage, il aperçut le petit poisson dont lui avait parlé l’ermite, resté à sec, la bouche ouverte, et paraissant près de mourir. Il s’empressa de le prendre avec la main et de le remettre dans l’eau. Le petit poisson plongea, disparut un instant, puis, élevant la tête au-dessus de l’eau, il parla de la sorte :
— Je te remercie, fils du roi de France, de m’avoir sauvé la vie ! Je suis le roi de tous les poissons de la mer, et si jamais tu as besoin de moi ou des miens, tu n’auras qu’à venir au bord de la mer, en quelque endroit que ce soit, et à m’appeler, et j’arriverai aussitôt.
— A merveille ! Les animaux du bon Dieu me sont toujours favorables, se dit le prince, et avec leur aide on peut aller loin.
En marchant le long du rivage, il aperçut, au bout de quelque temps, les chaînes qui retenaient le château du Corps-sans-âme. Elles étaient scellées dans deux énormes rochers. Il s’arrêta à les considérer, et il se disait :
— Comment monter jusqu’au château ?… Si j’avais eu des ailes, peut-être… Et pourtant, le vieil ermite m’a dit que l’aigle même ne pouvait atteindre si haut !… Comment faire ? Qui viendra à mon secours ?… Peut-être bien qu’une fourmi, en montant de maille en maille, le long de la chaîne, pourrait-elle arriver jusqu’au château ? Le roi des fourmis m’a promis de me venir en aide, en cas de besoin ; il faut que je l’appelle, pour voir :

Roi des fourmis, ton secours je réclame
Pour monter au château du Corps-sans-âme !

Et le roi des fourmis arriva aussitôt et demanda :
— Qu’y a-t-il pour votre service, fils du roi de France ?
— Je voudrais bien, si c’est possible, être changé en fourmi, afin de pouvoir grimper le long de cette chaîne jusqu’au château du Corps-sans-âme.
— Qu’il soit fait selon votre désir, répondit le roi des fourmis.
Et voilà le prince changé instantanément en fourmi. Sans perdre de temps, il se mit à grimper le long d’une des chaînes d’or, de maille en maille, tant et si bien, qu’il finit par arriver au château du Corps-sans-âme. Quel beau château que c’était ! Il fut émerveillé, quand il le vit. Il grimpa encore contre les murs du château, et pénétra par une fenêtre dans la chambre de la princesse. Celle-ci jouait aux cartes avec le géant. Il grimpa contre la robe de la princesse et se cacha dans sa manche. C’était la nuit, après souper. Vers minuit, le géant se retira dans sa chambre, pour se coucher, et la princesse resta seule.
— Je désire redevenir homme, pensa alors la fourmi ; — et le prince fut aussitôt rendu à sa première forme.
— O mon Dieu ! Cher prince, s’écria la princesse, en le reconnaissant ; comment avez-vous pu venir jusqu’ici ? Hélas ! Vous êtes perdu, mon pauvre ami, car personne ne sort d’ici en vie !
Le prince lui raconta par quels moyens il avait pu arriver jusqu’à elle, et la pressa de partir avec lui, sans perdre de temps.
— Et le géant, vous n’y songez donc pas ?
— Je le tuerai, le géant !
— Hélas ! Mon pauvre ami, cela ne se peut pas ; c’est un corps sans âme, et sa vie ne réside pas dans son corps !
— Et où diable est-elle donc ?
— Je n’en sais rien ; mais, je ferai en sorte que vous l’appreniez de lui-même, demain.
— Comment cela ?
— Tous les soirs, après souper, il vient jouer aux cartes avec moi, dans ma chambre ; vous vous cacherez encore, sous la forme d’une fourmi, dans ma manche, et, comme il ne se doutera de rien, je l’amènerai adroitement à dire comment on pourrait lui ôter la vie.
Ils passèrent la nuit ensemble, et ne dormirent pas beaucoup, tant ils avaient de choses à se dire, depuis leur séparation. Quand le jour parut, le prince redevint fourmi et resta, toute la journée, sous cette forme, caché dans la manche de la princesse. Après souper, le géant reconduisit la princesse à sa chambre, selon son habitude, et fit une partie de cartes avec elle. Tout à coup, la princesse lui dit :
— Si vous saviez le singulier rêve que j’ai fait, la nuit dernière ?
— Qu’avez-vous donc rêvé ? Dites-moi, je vous prie.
— Oh ! C’est un bien sot rêve ; voyez plutôt : J’ai rêvé qu’un jeune prince, fils du roi de France, était arrivé dans votre château, et qu’il voulait vous tuer, afin de m’enlever et de m’emmener à la cour de son père, pour m’épouser. N’est-ce pas que c’est un sot rêve ?
— Ah ! Oui, bien sot, en effet, car rien de ce qui s’y trouve ne peut arriver : aucun homme ne peut monter de la terre jusqu’ici ; et puis, quand bien même cela pourrait arriver, moi, je ne puis pas être tué comme les autres hommes.
— Pourquoi donc cela ?
— Pourquoi ? C’est que je suis un Corps-sans-âme, et que ma vie ne réside pas dans mon corps.
— Vraiment ? Où donc est-elle ?
— C’est un secret, que je n’ai jamais dit à personne, mais, je puis bien vous le dire à vous ; écoutez-moi donc : Ma vie réside dans un œuf, cet œuf est renfermé dans une colombe ; la colombe est dans un lièvre ; le lièvre, dans un loup, et le loup est renfermé dans un coffre de fer, au fond de la mer. Croyez-vous encore qu’il soit facile de m’ôter la vie ?
— Oh ! Non, assurément.
Le prince, qui était dans la manche de la princesse, avait tout entendu. Dès que le géant se fut retiré dans sa chambre, il reprit sa forme naturelle, et la princesse lui demanda :
— Eh bien ! Avez-vous entendu ?
— Oui, j’ai tout entendu.
— Et vous pensez encore que nous pourrons sortir d’ici ?
— Peut-être bien ; ayez toujours confiance en moi, et plus tard, nous verrons. Il faut que je retourne, à présent, sur la terre, et, quand je reviendrai ici, je tiendrai la vie du géant entre mes mains.
Le lendemain donc, dès que parut le jour, le prince, sous la forme d’une fourmi, redescendit le long d’une des chaînes d’or qui retenaient le château, et, quand il eut atteint le rivage de la mer, il s’avança au bord de l’eau et appela le roi des poissons :

Roi des poissons, accours, accours,
Car j’ai besoin de ton secours !

Et un instant après, il vit un petit poisson, qui éleva sa tête au-dessus de l’eau, et parla ainsi :
— Qu’y a-t-il pour votre service, fils du roi de France ?
— Il doit se trouver quelque part, au fond de la mer, un coffre de fer, qui renferme la vie du Corps-sans-àme, dans un œuf, et je voudrais tenir ce coffre-là !
Le roi des poissons replongea aussitôt sous l’eau, et se rendit à son palais et donna l’ordre à ses hérauts de convoquer aussitôt tous les poissons de la mer, grands et petits.
Les hérauts soufflèrent dans de grandes conques marines, et les habitants de la mer, grands et petits, accoururent aussitôt, de tous les côtés. Le roi prit alors un grand livre, où étaient inscrits les noms de tous ses sujets, et, à mesure qu’il les appelait, ils se présentaient devant son trône, et il leur demandait s’ils n’avaient pas vu, quelque part, au fond de la mer, le coffre de fer qui renfermait la vie du Corps-sans-âme. Aucun d’eux ne l’avait vu. Tous avaient déjà répondu à l’appel, sans donner aucun bon renseignement, excepté un tout petit poisson, dont on n’attendait rien de bon. Enfin, il arriva aussi, et s’excusa d’être en retard. Le roi, après l’avoir un peu grondé, lui adressa la même question qu’aux autres. Il avait vu le coffre, il savait où il était, et c’est parce qu’il s’était arrêté à l’examiner qu’il se trouvait en retard. Aussitôt ordre fut donné à la baleine de partir, sous la conduite du petit poisson, et d’apporter le coffre. La baleine exécuta l’ordre de son roi, et apporta le coffre, sans peine. Trois autres poissons moins grands furent dépêchés pour l’aller déposer sur le rivage, aux pieds du prince. Celui-ci l’ouvrit, car il paraît que la clef se trouvait dans la serrure, et un loup énorme s’en élança aussitôt. D’un coup de cognée, dont il avait eu soin de se munir, le prince fendit la tête du loup et le tua roide. Puis, il lui ouvrit le ventre. Un lièvre s’en élança ; mais, il le saisit par les oreilles et lui ouvrit aussi le ventre, et la colombe lui glissa entre les mains et s’envola, en claquant des ailes : Klak ! Klak ! Klak ! Klak ! ! — Comment faire ? Car il n’avait pas de fusil. Il songea au vieil ermite qui lui avait dit qu’il était le maître de tous les animaux qui avaient des ailes, et il l’appela à son aide. L’ermite envoya aussitôt un épervier après la colombe, qui fut prise sans peine et remise entre les mains du prince. Celui-ci lui ouvrit le ventre, et y trouva l’œuf auquel était attachée la vie du Corps-sans-âme. Il le recueillit précieusement, le mit dans sa poche, et retourna, vite, au château du géant, par le même chemin que la première fois. Le géant était étendu sur son lit, très malade et presque agonisant. A chaque animal tué par le prince, il s’affaiblissait, à vue d’œil, comme si on lui eût coupé un membre. La princesse était auprès de son lit. Le prince entra dans la chambre, sous sa forme naturelle, tenant l’œuf à la main et le montrant au monstre. Celui-ci fit un effort suprême pour s’élancer sur lui ; mais, hélas ! Ses forces le trahirent. Alors, le prince lui lança l’œuf au milieu du front, où il se brisa, et il expira à l’instant même. Et aussitôt les chaînes d’air, qui retenaient le château en l’air, se rompirent, avec un bruit épouvantable, et tout s’engloutit au fond de la mer !
Le prince et la princesse étaient déjà montés dans le carrosse du géant, qui voyageait à travers l’air, et ils furent rendus en peu de temps au palais du roi de France. Grande y fut la joie de tout le monde de les revoir, et ils se marièrent, quelques jours après, et il y eut, à cette occasion, des fêtes, des jeux et des festins, comme on n’en avait jamais vu de pareils, dans le pays.
Si j’en puis parler de la sorte, c’est que j’étais là moi-même, comme tournebroche. Mais, comme je mettais mon doigt dans toutes les sauces, un grand diable de maître cuisinier, qui me vit, me donna un grand coup de pied… quelque part, et du coup, je fus lancée jusqu’à Plouaret, pour vous conter tout ceci (2).

Conté par Catherine Doz, femme Colcanab, au bourg de Plouaret. —Janvier 1869.
 
 
(1) Les conteurs qui aiment à se donner carrière (rét iro, en breton) et à insister sur les moindres détails, pour allonger leurs récits et faire durer le plaisir de leur auditoire, reprennent par le menu et longuement toutes les recommandations de ce genre ; je ne les imiterai pas.
(2) On trouve aussi des Corps sans âme dans les traditions populaires des peuples Slaves. L’Ogre ou le Magicien Kostey, de l’Esprit des Steppes et du Tapis volant, dans le recueil de M. Alexandre Chodzko, Contes des paysans et des pâtres Slaves, est un Corps sans âme. — Ils existent pareillement dans les traditions et dans les contes tartars. — Les rapprochements à faire seraient nombreux et intéressants. — Voir Le Poirier aux Poires d’or et le Corps-sans-Ame, dans mon cinquième rapport sur une mission en Basse-Bretagne, dans le recueil des Archives des Missions scientifiques et littéraires, tome VII, page 101-1871. Je possède plusieurs versions bretonnes de ce cycle.

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